Le 4 mai 2016
Antonioni pose sur l’Amérique un regard sombre, mais l’enrichit de visions d’une force inédite.
- Réalisateur : Michelangelo Antonioni
- Acteurs : Rod Taylor, Mark Frechette, Daria Halprin
- Genre : Drame
- Nationalité : Américain
- Durée : 1h50mn
- Box-office : 514 049 entrées
- Date de sortie : 14 avril 1970
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– Reprise : le 25 mai 2016
L’argument : Los Angeles, 1969. La contestation grandit dans les milieux universitaires. Marc, un jeune homme solitaire, est prêt à mourir pour la révolution mais il se refuse à mourir d’ennui. Révolté par les arrestations arbitraires, il achète un pistolet pour se protéger. Témoin d ’une fusillade au cours de laquelle un étudiant noir est abattu par un policier, il s’apprête à riposter quand soudain le policier est abattu. Craignant d’être poursuivi pour un crime qu’il n’a pas commis, il s’enfuit dans le désert à bord d’un avion volé...
Notre avis : Généralement, on s’accorde à trouver Zabriskie Point schématique et faible, une déception dans une filmographie prestigieuse. On lui reproche un scénario simpliste ( pourtant écrit par cinq auteurs, dont Antonioni lui-même, mais aussi Sam Shepard ou Tonino Guerra) fondé sur des oppositions basiques : civilisation / désert, jeunesse utopique / monde de l’argent, étudiants naïfs / flics prêts à dégainer… Plus curieusement, l’esthétisme raffiné du maître italien est vu comme en décalage par rapport à une histoire qui, en quelque sorte, ne le mérite pas.
En le revoyant aujourd’hui, on a du mal a priori à se détacher de cette impression négative, mais heureusement le film vaut mieux que sa réputation et, à y regarder de près, même s’il n’égale pas les chefs-d’œuvre de la période italienne ou Blow up, il est constamment passionnant et garde le charme d’une époque révolue, intense de combats et d’utopies. Notre regard tendrement nostalgique s’accompagne d’une fascination devant la maîtrise constante d’une mise en scène irréprochable.
Les cinéphiles gardent en tête deux séquences capitales du film : une scène d’amour en plein désert multipliant les couples, et les explosions finales au ralenti. Or ces deux séquences ont un point commun, outre leur étirement démesuré : elles sont fantasmatiques, fruit d’une rêverie amoureuse ou révoltée. Dans les deux cas, c’est Daria, la jeune secrétaire dont l’itinéraire est celui d’une prise de conscience, qui « voit » ces images à la limite d’une abstraction esthétisante, points d’orgue d’une recherche constante. Elle représente aussi évidemment Antonioni, étranger à la civilisation américaine et créateur d’images saugrenues, décalées. La beauté gratuite sert ici de révélateur aux deux idées majeures du film : la critique sociale et la célébration de l’amour, deux idées simples, certes, mais qui trouvent une fraîcheur inédite.
Reprenons : Antonioni, dans la première partie, jette un regard pessimiste sur la civilisation américaine, multipliant les panneaux publicitaires, les vitrines et les slogans. Déshumanisée, la ville se réduit à un entremêlement de lignes verticales et horizontales qui emprisonnent ou, pour le dire avec les mots de l’époque, aliènent : de là ces multiples obstacles dans le champ, de là ces vitres, ces routes. Car au-delà d’une dénonciation facile, c’est par des images qui reprennent les symboles de l’Amérique que le cinéaste construit un univers quasi carcéral. La satire s’accompagne de moments drôlatiques : la maquette du lotissement avec ces figurines souriantes et l’évocation de l’esprit pionnier, ou ces touristes qui rêvent de construire un drive-in dans le désert. Mais cet humour est acerbe, dans la mesure où Antonioni regrette le rêve américain « pur » et, par les dialogues, constate la violence (qui touche même le groupe d’enfants) et le racisme quotidiens. Dans un pays miné par la circulation des armes, tuer est presque une action banale, qui peut tenter n’importe qui, dont le personnage principal.
Si la vie citadine est à ce point oppressante, il reste deux solutions : la protestation, vite réprimée, mal organisée, confuse, étant inopérante, reste l’envol, la fuite. Alors Mark « emprunte » un avion (et c’est son honnêteté, quand il veut le rendre, qui cause sa perte) et se réfugie dans le désert. Là Antonioni recrée un Éden, peuplé par un couple nouveau, innocent (ils jouent comme des gamins, repeignent l’avion de couleurs vives) et surtout, (re)trouve un style contemplatif qui donne à ce passage une dimension lyrique et poétique. On reconnaît la patte du réalisateur dans ces moments méditatifs dans lesquels il filme, fasciné, les paysages somptueux aussi bien que les visages et les corps de ses deux interprètes.
En même temps qu’une critique et une célébration, Zabriskie point (le nom d’un lieu dit désertique qui symbolise la terre ancestrale) est un hommage au cinéma américain, non seulement par des références (Hitchcock, Ford), mais aussi par l’évolution d’un style : depuis la caméra portée des débuts jusqu’aux plans larges ou aériens, Antonioni épuise la technique cinématographique, et termine par une table rase ; l’explosion finale, démultipliée, est aussi bien une vengeance sur les signes de la société de consommation qu’une aspiration au vide, grand thème du maître italien. Tout se passe comme s’il détruisait son objet filmique pour repartir ailleurs, autrement, dans un geste nihiliste et spectaculaire.
On l’a dit, ce film est un mal-aimé ; boiteux, inégal, il souffre en effet d’un excès démonstratif. Mais la rigueur des cadrages et la virtuosité du montage innervent une œuvre plus complexe qu’il n’y paraît. Désuète par certains aspects, elle prend toute sa force dans des séquences hallucinatoires ou lyriques qui lui permettent de transcender un sujet relativement banal et de « faire tenir » son long-métrage par un style puissant. C’est aussi une œuvre charnière, après les réussites italiennes, après l’épisode anglais, une nouvelle direction, déroutante sans doute, et dont on sait maintenant qu’elle n’a pas abouti. En tant qu’expérience unique, Zabriskie point vaut donc mieux que sa réputation et propose aux curieux une réflexion en forme d’impasse, celle d’un esthète en terre étrangère, celle d’un intellectuel européen confronté aux signes d’une société malade.
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