De chevet et d’ailleurs
Le 19 juillet 2005
Entre le deuil du père et la recherche du temps perdu, Paul Auster ouvrait, en 1979, le chemin vers ses romans à venir.
- Auteur : Paul Auster
- Editeur : Actes Sud
- Date de sortie : 1er mars 1994
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Ils nous ont frappés au cœur, ils nous ont apporté "livre-sse" ce sont nos livres à vivre, nos livres de vie, nos livres à vie. Voyage d’été en douze étapes dans la "bouquintessence" des rédacteurs littéraires d’aVoir-aLire.
Résumé : “Paul Auster est devenu écrivain parce que son père, en mourant, lui a laissé un petit héritage qui l’a soustrait à la misère. Le décès du père n’a pas seulement libéré l’écriture, il a littéralement sauvé la vie du fils. Celui-ci n’en finira jamais de payer sa dette et de rembourser en bonne prose le terrifiant cadeau du trépassé.” Là se trouve – Pascal Bruckner le note d’emblée dans sa lecture – la clef de voûte du système Auster. L’Invention de la solitude est le premier livre du jeune écrivain, c’est aussi le livre fondateur de son œuvre, son art poétique. Dans les deux parties – Portrait d’un homme invisible (le père) et Le Livre de la mémoire –, Paul Auster interroge la mémoire familiale et met en place un univers que l’on retrouvera dans chacun de ses romans.
Entre le deuil du père et la recherche du temps perdu, Paul Auster ouvrait, en 1979, le chemin vers ses romans à venir.
"Tout livre est l’image d’une solitude." Celle d’un fils qui vient de perdre son père. Celle d’un écrivain qui se retrouve dans une chambre minuscule seul avec sa mémoire. Avec L’invention de la solitude, Paul Auster posait en 1979 les bases de toute son œuvre romanesque. Les récits initiatiques, les personnages solitaires aux pères absents ou envahissants, la musique du hasard, tout se trouve déjà là.
Solitude ? En français, le mot est trompeur, trop connoté négativement. Aucun risque en anglais : si "loneliness" dit un sentiment d’abandon, "solitude" est neutre. "La solitude est un fait, relève Paul Auster dans La solitude du labyrinthe, entretien avec Gérard de Cortanze (éd. Actes Sud). C’est la vérité de notre vie. C’est exactement cela et rien d’autre. On est seul." Point. Il faut vivre avec. En trouvant sa place dans le monde.
Tout le monde n’y arrive pas. Ainsi le père de Paul Auster, dont celui-ci brosse, dans la première partie de L’invention de la solitude, l’émouvant Portrait d’un homme invisible. Un père "sans appétits", qui "toute sa vie a été ailleurs, entre ici et là. Jamais vraiment ici. Et jamais vraiment là." De la littérature intime mais nullement nombriliste, qui renvoie le lecteur à son propre rapport au père. Qui ne règle aucun compte [1], qui cherche même à "équilibrer le bilan", le fils découvrant comment son père, promoteur immobilier, se débrouillait pour loger des familles sans le sou.
Du souvenir brûlant du père - Auster prend la plume trois semaines après son décès -, l’écrivain, reclus dans sa chambre du 6, Varrick Street, passe au souvenir tout court, troquant le "je" pour le "il" avec Le livre de la mémoire. Dans sa tête défilent son grand-père mourant (que seule la mémoire maintenait en vie "comme s’il avait voulu garder la mort à distance", Blaise Pascal (Pensée 139 : "...tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre"), Proust et Collodi (en quête tous deux de "l’enfance perdue"), van Gogh (terribles lignes sur La chambre, toile inachevée en Arles), la Bible, Anne Franck, Vermeer, Shéhérazade (dont les mots tenaient la mort à l’écart), Freud... Auster s’interroge, tisse des liens entre sa vie et l’art, entre sa chambre et le monde, trouve du réconfort chez son fils mais craint que tout ce qu’il lui a donné pendant ses trois premières années ne soit "un monde perdu".
Parce que la vie ne dure "qu’un clin d’oeil", l’écrivain n’en cherche pas le sens. Au contraire, il en souligne le caractère insaisissable par plusieurs commentaires sur la nature du hasard, ces accidents ou contingences qui parsèment le cours d’une existence, qui peuvent ou non le bousculer, mais qui ne restent que des faits. Sans explication. Comme lorsque, sans que l’on s’y attende, "un flot de bonheur" vous envahit soudain - "un bonheur si intense, si naturellement en harmonie avec l’univers" que l’on prend "conscience d’être vivant dans le présent".
"Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde", avait écrit Paul Auster encore étudiant. Il est des instants où, quand le bonheur vous transperce, tête, corps et monde ne font qu’un. C’est aussi ce que nous dit L’invention de la solitude, livre fondateur pour l’écrivain, livre fondateur pour mon parcours de lecteur par toutes les portes qu’il a ouvertes.
Paul Auster, L’invention de la solitude, (The invention of solitude, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf), Actes Sud, coll. "Babel", 304 pages, 7 €
[1] "L’écriture ne guérit jamais rien, note Paul Auster dans son entretien avec Gérard de Cortanze. On est toujours en présence d’une ouverture."
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