L’Enfant de la grande ville

Un fascinant mélodrame de Bauer, grand cinéaste moderne de la Russie tsariste.

L’argument :Manka, élevée dans une blanchisserie, rêve de luxe et de richesse. En attendant elle est modiste.
Lorsqu’il la rencontre Viktor, jeune aristocrate riche, croit trouver auprès d’elle l’amour pur auquel il aspire.
Mais la jeune femme aura tôt fait de le ruiner puis de l’abandonner.

Notre avis : Ce mélodrame rectiligne à l’intrigue presque simpliste observe, tel un objet d’étude, avec une distance quasi scientifique mais n’excluant pas une forme d’empathie, un animal étrange, une créature innocemment cruelle qui n’obéit à son appétit de plaisir et de luxe sans se soucier des conséquences de ses actes sur son entourage, en l’occurrence, le jeune homme amoureux qui lui permet de s’élever dans l’échelle sociale mais qu’elle jette après usage, l’acculant au suicide.

L’Enfant de la grande ville (Bauer 1914)

L’actrice Nina Kozlianinova traverse le film de son air indolent et interprète parfaitement un personnage dénué de toute profondeur psychologique qui n’exprime que par son air las ou un soudain éclair de convoitise dans les yeux ses envies et ses états d’âmes du moment.
Dans les intérieurs surchargés ou les salles de bal du grand monde la mise en scène de Bauer n’est qu’animation subtile des plans et voluptueux déplacements d’appareil. Dans une des scènes les plus stupéfiantes la caméra découvre d’abord l’héroïne assise au premier plan, en bord de cadre, dans un café-concert bondé, tournant le dos à la scène qui au fond s’éclaire pour laisser apparaître une danseuse, puis s’avance lentement, comme aspirée, pour s’approcher de l’artiste (Emma Bauer) exécutant une danse du ventre lascive.

L’Enfant de la grande ville (Bauer 1914)

La fascination est le mot d’ordre esthétique d’un film qui observe les fastes d’un monde décadent sans soumettre la vision à un discours moralisant et enchaîne les compositions étranges, suggestives, en cultivant un sens de l’excès tranquille, de la beauté frémissante et gratuite : la jeune modiste dans la rue, vue de l’intérieur de la boutique du fleuriste, l’angle entre les deux vitrines occupant le centre de l’image ainsi coupée en deux ; la coquette en fourrure et robe du soir retenue un moment au moment de partir pour un bal par le cadavre du suicidé étendu mort sur les marches du perron, puis l’enjambant comme on évite une flaque d’eau.
Comme l’admirable Crépuscule dans le coeur d’une femme ou le complexe et subtil Témoins muets, ce film bref et intense est l’oeuvre d’un très grand cinéaste longtemps oublié mais dont l’oeuvre n’a rien d’une vieillerie poussiéreuse et continue de stupéfier.