Le 11 mars 2024
- Réalisateur : David Oelhoffen
- Distributeur : Tandem
- Date de sortie : 30 avril 1952
Connu pour Loin des hommes, adapté d’une nouvelle de Camus, David Oelhoffen revient à la guerre et ses fantômes, cette fois-ci pour raconter un aspect oublié de la Seconde Guerre mondiale, en plein bourbier indochinois. Retour avec le cinéaste sur la création de ce film qui restera aussi comme le testament cinématographique de Jacques Perrin...
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Votre dernier film, Les derniers hommes, raconte un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale. Comment avez-vu découvert cette histoire ?
C’est Jacques Perrin qui a découvert cette histoire lors de la réalisation de son documentaire L’empire du milieu du Sud, coréalisé avec le cinéaste et historien Éric Deroo. Leur film s’intéressait à la période coloniale, à la guerre d’Indochine et ses conséquences : un film très beau, dont tous les textes sont des poèmes ou des lettres de Français ou de Vietnamiens.
En tournant ce documentaire, Jacques découvre l’histoire de la « colonne Alessandri », composée de soldats de l’Armée française fuyant vers la Chine après le coup de force des Japonais en mars 1945, qui chasse les Français de la colonie. Il existe très peu d’images de cet épisode historique, et celles-ci sont pourtant très fortes : on voit les soldats à bout de force, complètement hagards. Jacques se dit alors que c’est un événement totalement méconnu, qu’il faut en tirer un film de fiction. Durant ses recherches, il découvre le roman Les Chiens jaunes, écrit par Alain Gandy, qui a lui-même fait partie de la colonne Alessandri. Le livre porte plus précisément sur une de ses sous-colonnes, la « Drink Colonne », qui n’a jamais réussi à rattraper le reste des soldats – et est peu à peu devenue mythique, alors même qu’on a très peu d’informations sur eux. On connaît leurs identités, on sait que la plupart des survivants sont morts dans un crash d’avion alors qu’ils étaient évacués vers Calcutta, mais le reste des informations sur eux a été noyé dans l’histoire. C’est pourquoi Alain Gandy a imaginé un récit entre réalité et fiction.
Plusieurs scénaristes sont crédités au script, dont les romanciers Jean Vautrin, aujourd’hui décédé, et Laurent Gaudé. Quel a été le cheminement du scénario, depuis le livre jusqu’à l’écran ?
Une fois actée l’idée d’adapter l’histoire pour le cinéma, Jacques Perrin s’est, en tant que producteur et scénariste, entouré d’autres auteurs. Vers 2012, ils sont arrivés à une version du scénario qui leur plaît mais peinaient à trouver un réalisateur. Jacques a ensuite vu mon film Loin des hommes (2014), qui a certains points communs avec Les derniers hommes : il parle également de l’histoire coloniale – au début de la guerre d’Algérie –, la nature y joue un rôle important… Il m’a donc proposé donc de mettre en scène le scénario en l’état, mais, à l’époque, je n’avais pas l’impression d’être le meilleur cinéaste pour réaliser cette version – une sorte de film de procès autour d’un vol d’identité, situé après la guerre, où celle-ci était uniquement dévoilée dans les flash-back… Lorsque je l’ai lu, ce qui m’a semblé le plus intéressant – au-delà du fait historique, passionnant – était de se focaliser sur la forêt, de vivre cette histoire au présent, au plus près des légionnaires. L’enquête était très bien construite, le problème n’était pas là, c’était plutôt une question d’angle ; j’y voyais l’occasion de tourner un film très immersif, dans un décor inhabituel pour le cinéma français : la forêt tropicale.
J’ai alors proposé de garder l’idée d’une usurpation d’identité, mais dans un sens très différent, où deux personnages seraient porteurs de deux visions du monde. D’une part un sous-officier qui veut faire respecter l’ordre et suivre jusqu’au bout la loi militaire, la hiérarchie. D’autre part, un légionnaire qui estime, lui, que lorsqu’on est ainsi abandonné dans les bois, on n’a plus à obéir à une quelconque loi. L’usurpation d’identité permet de fusionner ces deux personnages à la fin, puisque ceux-ci sont, pour moi, les deux facettes de toute personne. Chacun de nous a ces deux faces en lui : nous avons tous besoin de protection, de cadre, d’ordre, mais nous sommes aussi traversés de désir, de pulsions de vie, de pulsions de mort, de besoin de liberté… Bien sûr, ces deux faces ne sont pas toujours faciles à réconcilier.
Comment s’est passée la phase de casting ? Connaissiez-vous les acteurs, dont certains sont très connus dans leur pays d’origine ?
J’ai rencontré beaucoup d’acteurs grâce à Justine Leocadie, directrice de casting qui connaît très bien le cinéma européen. Nous avons rencontré beaucoup d’interprètes italiens, portugais, espagnols, allemands… Ce que nous souhaitions faire avec Jacques Perrin, c’était à la fois tourner avec des acteurs chevronnés – car il y a dans le film des scènes compliquées à jouer – sans pour autant faire appel à des vedettes françaises facilement identifiables, avec qui on perdait cette idée de décontenancer le spectateur, lequel n’a au départ aucune idée de qui sont ces soldats. D’autant qu’il y a un vrai plaisir cinéphilique à découvrir des nouveaux visages, qui viennent alimenter notre imaginaire.
Car notre volonté était aussi de bâtir un début de film assez chaotique, avec trop de personnages pour pouvoir les retenir et les distinguer en tant que spectateur. On souhaitait filmer ce groupe en détresse, et donc s’attarder davantage sur les interactions entre les personnages, leur énergie, plutôt que de faire émerger d’emblée un protagoniste phare.
Dans Les derniers hommes, la guerre apparaît certes comme quelque chose d’immonde et de corrupteur de l’âme humaine, mais aussi absurde, totalement dénuée de sens. Ce conflit-là peut-être encore plus que les autres : ces hommes qui ne sont pas français doivent défendre l’empire colonial – qui est déjà une absurdité à part entière – contre les Japonais, eux-mêmes en train de perdre contre les Alliés… Il n’y a que des perdants dans cette guerre absurde, et la mort tombe de façon arbitraire sur les uns et les autres.
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Si la forêt tropicale est un décor inhabituel du cinéma français, c’est aussi parce que ce genre de films est difficile à monter, et ne rencontre pas toujours le succès, comme ça a été le cas pour Les confins du monde, film au sujet assez proche.
Ce genre de films est en effet assez rare, puisqu’ils sont chers, compliqués à tourner, et rapportent assez peu d’argent. Le film de guerre français est donc voué à une sorte de marginalité commerciale. Vous citiez Les confins du monde, je citerais un autre long-métrage que j’aime beaucoup : Onoda : 10 000 nuits dans la jungle. Il avait bénéficié d’un succès d’estime et avait même fait l’ouverture de la section Un Certain Regard à Cannes, mais n’avait pas bien marché en salles. Pour les producteurs, de tels échecs sont donc assez peu encourageants, qui plus est quand on veut tourner un film sans réelle star.
Mais Jacques Perrin aimait bien ce genre de pari un peu fou. On lui avait dit : « Tu ne peux pas faire un film à 40 millions d’euros avec des oiseaux. Tout le monde s’en fiche, des oiseaux… », et il avait fait Le peuple migrateur, qui avait connu un grand succès. Pareil pour les insectes avec Microcosmos. Là, malheureusement, il n’a pas pu aller jusqu’au bout et n’a pas vu le film de son vivant.
Comment s’est déroulé le tournage, qu’on imagine éprouvant ?
Nous avons tourné en Guyane ; tourner en Asie du Sud-Est était trop compliqué dans la période post-Covid, certaines frontières n’étaient pas encore rouvertes. Nous avons tourné à Cacao, village où vit une large communauté de Hmong, qui ont dû fuir le Laos et le Vietnam, car ils y avaient soutenu les Français puis les Américains. Une partie de cette communauté a été envoyée en Guyane par un préfet français pour cultiver les terres tropicales, ce que les Français n’arrivaient pas à faire… L’histoire des Hmong a donc totalement rencontré celle du film ! Teng Va, qui joue le rôle de Tinh, est par exemple un Hmong de Guyane, il était très investi dans le film car l’histoire racontée résonnait beaucoup en lui.
Nous sommes arrivés en Guyane pour y tourner, au cours d’une saison sèche, « le petit été de mars ». Là, on s’est pris le ciel sur la tête, à tel point qu’on ne pouvait même plus communiquer tant la pluie était bruyante ! Les dix premiers jours ont donc été catastrophiques : les décors étaient totalement inondés, une partie de l’équipe, moi inclus, est tombée malade, on a dû arrêter le tournage. Et puis, lorsque nous avons pu reprendre, il nous est arrivé la même chose qu’aux personnages du film : au départ, la nature et la pluie sont pour eux un ennemi supplémentaire, avant qu’ils l’acceptent voire en font un allié. La pluie joue alors presque un rôle purificateur, comme dans un baptême païen. Nous étions arrivés là avec des plans de travail à l’européenne, très cartésiens, et la forêt s’est bien sûr chargée de faire voler tout ça en éclat et nous faire repartir de zéro ! Nous avons d’ailleurs tourné par ordre chronologique : on aurait difficilement pu faire autrement tant les visages des comédiens étaient de plus en plus creusés, abîmés au fil du tournage.
La présence de Jacques Perrin évoque logiquement le cinéma de Pierre Schoendoerffer. Était-ce pour vous une influence ? On pense aussi à Apocalypse Now, scénarisé par John Milius, qui a lui-même réalisé une adaptation de L’adieu au roi, livre du même Schoendoerffer…
Quand j’ai rencontré Jacques Perrin, j’ai rapidement compris que La 317e section avait pour lui un statut à part. Il sentait que Les derniers hommes serait sa dernière production, et c’était pour lui l’occasion de boucler la boucle avec le film de Pierre Schoendoerffer. C’est ce film-là qui l’a établi en tant qu’acteur en France après des débuts en Italie comme jeune premier ; c’est ce rôle qui a bouleversé sa carrière, voire sa vie. C’est un film que je considère comme un chef-d’œuvre, mais je n’ai pas du tout cherché à en faire un remake, ce n’était pas ma référence.
Les thèmes ne sont d’ailleurs pas les mêmes, le rapport à la nature est radicalement différent. Il n’y a pas dans La 317e section ces questionnements métaphysiques sur la guerre et ce qu’elle fait aux hommes, sur la réconciliation de l’homme avec la nature et avec lui-même. Ce sont des thématiques très modernes, qu’on ne retrouve pas du tout dans le cinéma des années 1960. Plusieurs critiques ont comparé les deux films, mais je n’avais aucun désir d’emprunter le même chemin. J’avais plutôt en tête le cinéma de Samuel Fuller, des films comme Au-delà de la gloire ou J’ai vécu l’enfer de Corée, avec un traitement de la violence et une approche réaliste de la guerre et des hommes qui m’a marqué. J’avais aussi des anti-références, comme Rambo ou tous les films de guerre américains qui définissent clairement un camp du bien et un camp du mal, et décrivent la guerre comme une fête de l’héroïsme et des plus belles valeurs humaines.
Comme votre film Loin des hommes, Les derniers hommes s’inscrit dans le registre du film de guerre, bien que vous fassiez un pas de côté par rapport aux figures imposées du genre. Même Frères ennemis racontait une histoire de guerre : familiale, de territoire. C’est le moteur de votre cinéma, les affrontements ?
Je dirais que tous mes films ont pour point commun de partir de genres très codifiés – film de braquage pour Nos retrouvailles, western pour Loin des hommes, thriller pour Frères ennemis, film de guerre pour Les derniers hommes – pour aborder la question de l’identité et celle de la loi, qui sont pour moi liées. À quelle loi obéir, envers qui être loyal ? La loi coloniale et la loi tribale s’opposent dans Loin des hommes, tout comme la loi « républicaine » et celle, tacite, de la cité dans Frères ennemis – ou encore, comme je le disais, la loi militaire et celle de l’individu dans Les derniers hommes.
Les personnages vivent souvent des conflits intérieurs assez forts ; mes films sont, je crois, assez existentiels : qui est-on, comment vit-on, comment meurt-on ? C’est cela qui m’intéresse, plutôt que de filmer à tout prix la violence. Celle-ci est la conséquence externe de conflits internes.
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