Le 13 mai 2024
- Réalisateur : Carmen Jaquier
- Distributeur : La Vingt-Cinquième Heure
À l’occasion de la prochaine sortie de son passionnant long métrage Foudre, en salle le 22 mai, nous avons pu avoir un entretien avec Carmen Jaquier, sa réalisatrice.
AVoir-ALire : Est-ce que l’on peut, dans votre cas, parler de vocation ? Est-ce que c’est une notion qui vous parle ?
Carmen Jaquier : Oui. Je pense que c’est quelque chose que j’ai expérimenté à l’adolescence, ou plutôt durant l’enfance.
Est-ce que la culture était présente à la maison (par vos parents notamment) ou est-ce une voix qui s’est dessinée en opposition ou en marge de ce qui était enseigné dans le cocon familial ?
C.J : Ma mère était graphiste, elle dessinait. Elle était attachée aux images, aux couleurs... C’est quelque chose qui m’a intéressée. Très tôt, par mimétisme, je me suis mise à dessiner. À partir de ces dessins, je racontais des histoires. Je faisais beaucoup de livres quand j’étais enfant. Je pense qu’effectivement, cela doit venir du terreau familial. Ensuite, cela s’est fait petit à petit, par un intérêt de spectatrice devant les films. Mes parents m’ont emmenée au cinéma. Mais je dois dire que, comme personne ne travaillait dans le cinéma dans ma famille ou mon entourage, cela a mis du temps à émerger : cette idée que c’était possible de faire ce métier. Cela a mis du temps et c’est seulement plus tard, quand j’ai rencontré sur mon chemin des films réalisés par des femmes, que tout d’un coup je me suis dit : ce métier existe, c’est accessible... J’ai donc commencé par le dessin, l’écriture, la photographie, avant d’imaginer pouvoir réaliser mon premier court-métrage avec des amis : j’avais dix-huit ans.
Dès l’enfance, il y avait déjà ce côté très visuel...
C.J : Oui. J’ai lu beaucoup de bandes dessinées. Il y en avait beaucoup chez moi, et ma mère étant graphiste, s’intéressait au roman graphique... Il y a eu une rencontre avec le scénario, le récit, les personnages, en tant que spectatrice et lectrice avant tout.
- © 2024 Close Up Films / La Vingt-Cinquième Heure. Tous droits réservés.
Foudre nous plonge dans le quotidien d’Elisabeth, une jeune fille qui renonce à ses vœux de religieuse, pour retourner dans le foyer familial, suite à la mort de sa sœur aînée, Innocente. On comprend petit à petit qu’Innocente a été, selon les dires de sa mère, emportée par le diable. Était-ce important de nommer le personnage ainsi, en totale opposition avec le sens donné par la religion, à savoir que l’innocente est celle qui n’est pas souillée par le mal, alors même qu’Innocente a commis le péché de se livrer au plaisir de la chair, ce qui, d’un point de vue conservateur et traditionaliste, pourrait s’apparenter à de la luxure (l’un des sept péchés capitaux) ?
C.J : Cela est dû à une rencontre que j’ai faite assez tardivement. Au départ, elle avait un autre prénom. Au cours de nos recherches, nous avons rencontré une femme dans le Valais, dans le sud de la Suisse, qui a été extraordinaire et généreuse. Elle nous a ouvert ses armoires, parce qu’elle était couturière. C’était une dame assez âgée qui nous a permis d’avoir accès à son stock de vêtements pour les analyser et comprendre comment ils étaient fabriqués. Cette femme s’appelait Innocente. J’ai trouvé hallucinant que l’on nomme un bébé, une fille, en la condamnant au poids porté par son prénom, alors qu’il est quasiment impossible de répondre à cette injonction. Je trouvais cela terrifiant et intéressant de lui donner ce prénom qu’elle va complètement détourner.
Elisabeth semble à la fois très éloignée, et en même temps très proche d’Innocente : elle découvre son journal intime, fait revivre, à travers sa lecture, la voix de sa sœur, et emprunte finalement un parcours similairement proche, comme si elle était sa jumelle. Est-ce que, d’une certaine façon, par la trajectoire narrative d’Elisabeth, nous n’assistons pas à un rejeu des derniers moments de vie d’Innocente ?
C.J : Il y a vraiment l’idée de la passation. Pour moi, il était important de se dire qu’à partir de l’expérience de la sœur ainée, Elisabeth pouvait peut-être prendre de nouvelles décisions. C’est ce qu’il se passe dans une famille, lorsque l’on a des ainés, des cousins, des cousines, des personnes que l’on pourrait admirer, des êtres de notre génération qui sont passés avant nous. C’est un moment d’observation et de compréhension de ce qu’ils traversent, et la possibilité de se positionner par rapport à ce qu’il s’est passé. À travers la découverte des mots d’Innocente, et de son expérience, Elisabeth découvre, d’une part, la possibilité d’être en désir, soit d’un être physique, soit de quelque chose de plus grand, et d’autre part, cela lui donne la force d’explorer quelque chose qu’elle ressent, de prendre d’autres décisions, qui vont l’emmener vers un autre chemin que celui emprunté par Innocente. Tout comme les deux petites sœurs, qui, à leur tour, et riches de l’expérience, à la fois d’Innocente, tragique, et d’Elisabeth, vont à elles deux, prendre des décisions que j’imagine encore plus radicales que celles des deux sœurs aînées.
La mise en scène accorde une place importante aux paysages, et surtout au ciel. Est-ce une traduction romantique des émois de la protagoniste qui accède d’une part aux cieux grâce à sa vocation, puis à un sens tout nouveau de ce que l’on entend par septième ciel (la jouissance physique) au cours de sa découverte progressive de sa sexualité ?
C.J : Je pense que cela vient de quelque chose d’assez simple et d’assez concret. Quand on est dans ce décor, dans ces paysages, on se sent très proche du ciel. Le ciel est souvent immense quand on est dans les montagnes. Il est aussi extrêmement changeant et il définit la vie des paysans, leur travail, ce qu’ils vont devoir sauver. Ces derniers sont sensibles à la pluie, à la sécheresse, à ce qu’il va se passer météorologiquement parlant. Ils sont connectés au ciel. Et il y a une dimension mystique : face à ce ciel, qu’y-a t-il ? Elisabeth ne se pose probablement pas la question de savoir ce qu’il y a derrière le système solaire, mais il y a cette sensation qu’il s’agit d’une dimension reliée au divin à cette époque. Elisabeth projette sa sœur dans le ciel, et à un moment donné, elle lui substitut la figure de Dieu.
Il y a un discours plus politique qui vient teinter le film, notamment autour du poids que la religion impose aux corps : tout un travail est réalisé sur l’anatomie d’Elisabeth, qui est, tour à tour, contrainte par les religieuses, au début du film, lorsqu’il faut quitter le couvent par obligation ; puis à la fin, ce même corps est attaché au lit, emprisonné pour avoir commis l’irréparable (coucher avec plusieurs garçons), quand les autorités (parentales et religieuses) pensent que le diable s’est infiltré dans les pores d’Elisabeth, et qu’elle pourrait même contaminer ses sœurs. Était-ce une volonté de montrer par l’emprise physique, la toute-puissance des mœurs sociales, et de la religion chrétienne, qui enferme, et fait plier les corps ? Pensez-vous qu’il existe un lien politique entre le pouvoir religieux moral et la possession du corps féminin ?
C.J : Oui. C’est quelque chose qui est venu, à la fois de mes lectures en lien direct avec la
préparation du film, et de ma connaissance de l’éducation religieuse, de ses méfaits. Elle est parfois
inculquée pour des raisons de domination, ou pour asservir les fidèles, et principalement les femmes. Il s’agit presque d’assujettir les hommes pour qu’à leurs tours ils assujettissent les femmes. Je crois que cela est connecté au fait que les femmes sont celles qui peuvent enfanter. Quand un homme n’est pas en mesure de savoir s’il est véritablement le père de l’enfant qui a été porté par sa femme, l’histoire donne du sens à l’Église, en lui attribuant une forme de toute puissance, d’où découle ce même besoin de posséder les corps féminins, au travers des hommes, par les maris, les frères... Ce sont les personnes au pouvoir : ils peuvent prendre des décisions qui vont mener l’Église à s’enrichir, et par là-même à contrôler encore un peu plus les corps féminins. Cela existait à l’époque du film, et existe encore aujourd’hui. On voit à quel point le corps des femmes est devenu un sujet éminemment politique, qui appartient à toutes et à tous. Le corps d’une femme ne lui appartient jamais totalement dans une société : c’est une réalité. Il y a donc un certain nombre de scènes qui montrent à quel point le corps d’Elisabeth ne lui appartient pas, quand d’autres scènes dévoilent la beauté de ce corps, lorsqu’elle peut en faire ce qu’elle souhaite, et l’emmener à l’endroit où elle veut qu’il soit.
Il y a un discours tenu par Innocente dans son journal qui consiste à dire qu’elle a trouvé Dieu dans sa chair, dans l’amour qu’elle ressent pour les garçons qu’elle fréquente. Elisabeth semble en prendre conscience à son tour, et ses premiers émois sont filmés avec beaucoup de tendresse, de poésie, de douceur, une pureté. Est-ce qu’il y a là une manière de ne surtout pas juger les actes de la protagoniste, de les percevoir avec bienveillance, contrairement à l’Église et à la famille d’Elisabeth, qui posent sur ces actes, des regards sévères et brimant ?
C.J : Absolument. Je pense que dans nos vies, nous avons besoin que quelqu’un nous donne de la confiance, nous permette la tendresse. Même si on évolue dans une famille qui nous semble aimante, elle peut aussi enseigner la honte de notre propre corps, autant aux jeunes femmes qu’aux jeunes hommes. Étant donné qu’Innocente a été jugée par le village, par sa famille, et finalement par elle-même, il était important qu’Elisabeth puisse se libérer de tout cela ; qu’elle soit en mesure d’envisager une relation avec ces trois garçons, tout comme eux l’envisagent avec elle, de manière bienveillante, par l’enseignement d’Innocente. Dans son expérience de vie, Innocente touche la grâce, tout en passant par l’ostracisation, et énormément de souffrances : des souffrances qui l’amènent à se libérer, en offrant cette possibilité de tendresse, de délicatesse. Dans la scène des baisers, avant que les quatre jeunes ne se retrouvent et s’embrassent pour la première fois, il y a un temps de confidences nécessaires pour sentir que s’établit un vrai terrain de confiance entre eux. C’est ce qui leur permet d’aller plus loin par la suite.
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Comment avez-vous dirigé les acteurs dans ce genre de scènes plutôt difficiles à appréhender compte tenu de la nudité des protagonistes, et du fait que les comédiens soient relativement jeunes ?
C.J : Aujourd’hui, si c’était à refaire, je travaillerais évidemment avec un(e) coordinateur(ice) d’intimité. Lorsque nous avons tourné ces scènes, pendant la COVID, durant l’été 2020, il s’agissait d’un sujet qui commençait à être discuté de manière assez concrète en Suisse. En tout cas, j’ai été très claire avec les comédiens et comédiennes : j’évoquais ces scènes, déjà lors des premières rencontres au moment du casting. Si quelqu’un affirmait qu’il ne pouvait pas imaginer travailler dessus, alors c’était pour moi impossible d’entamer une relation de travail. Mais j’ai toujours dit aux acteurs que jusqu’au dernier moment, ils avaient la possibilité de dire non. Il fallait quand même qu’il puisse y avoir une quête d’intimité, de regards... Si un des comédiens affirmait qu’il ne voulait pas être caressé ou être embrassé de telle manière, on trouvait une solution. Des compromis ont d’ailleurs dû être mis en place dans des séquences qui devaient aller plus loin. J’ai engagé un chorégraphe, metteur en scène, et acteur que je connaissais. Il a l’habitude de travailler avec des jeunes personnes, et surtout de les accompagner pour qu’elles créent leur spectacle. Il est très sensible à la notion de collectif : il a une expérience des plateaux et des scènes d’intimité. Ensemble, on a imaginé comment faire pour que l’on puisse se trouver dans un climat de confiance, qui permette aux uns et aux autres de pouvoir dire : « je peux aller là... Je ne peux pas aller là. » On a beaucoup dansé (c’était sa proposition) dans le but de se désinhiber, de se sentir ensemble, de se voir dans toutes sortes d’états, pour sentir petit à petit où se situaient nos limites. Il y a aussi eu des marches dans la forêt, du chant près des rivières. Encore une fois, c’était pour créer de l’expérience commune, Il y a cette question liée à la posture du réalisateur(ice) face à un jeune comédien : on a une sorte de pouvoir, même si on essaie d’être extrêmement vigilant à chaque instant. On ne se rend pas compte de la manière dont l’autre agit vis-à-vis de nous. Je pense tout de même que cela a permis aux comédiens de nous dire à quel moment ils avaient envie d’arrêter la scène, de ne pas aller plus loin, de refuser un baiser ou de ne pas vouloir se faire toucher par un des acteurs... On a été très sensible et je pense que l’on a toujours à apprendre sur ces questionnements.
La fin ouvre une voie de sortie à Elisabeth, qu’elle semble trouver par l’intermédiaire de la poésie (il y a une très jolie surimpression dans un paysage enneigé). Était-ce une nouvelle façon d’envisager son rapport à Dieu, qu’elle trouve désormais peut-être dans la rencontre avec la liberté ?
C.J : Il y a de ça, et surtout le fait qu’Elisabeth se sente encore proche de sa sœur. À la fin du film, elle passe à côté d’un petit cimetière d’âmes errantes : des petites croix sont fabriquées par les gens lorsqu’ils ont l’impression qu’une personne n’a pas encore trouvé le chemin de l’au-delà et est coincée dans une sorte d’entre-deux, comme une âme qui erre dans les forêts et vient boire de l’eau des sources... Elisabeth passe donc devant ce petit cimetière, le regarde, et elle poursuit son chemin : pour moi, il est très clair qu’elle n’est pas dans ce cimetière comme sa sœur – sa sœur qui n’a pas eu le droit à une tombe, et qui se retrouve âme égarée. Elisabeth ferme les yeux, et il y a une surimpression qui est faite grâce à un cristal posé devant l’objectif : elle se dédouble et se met en place une connexion avec sa sœur, qui n’est pas une sœur jumelle mais avec laquelle il peut y avoir fusion et ressemblance. Dans cette figure de Dieu, il y a désormais sa sœur aussi, dans une sorte de dernier lien.
Quel conseil donneriez-vous à un(e) jeune cinéaste qui débute ?
C.J : De ne pas perdre espoir. Un premier long-métrage c’est comme un marathon : ça dure très longtemps. Il y a des moments de désespoir. Il faut se connecter avec son désir. Il faut trouver son secret ; quelque chose de très intime avec le projet, qui fait que l’on abandonnera pas malgré toutes les étapes d’écriture, le moment du financement qui peut être assez brutal. C’est quelque chose qui n’a pas besoin d’être dit, d’être su, d’être visible, mais qui nous connecte intimement avec une histoire, un personnage, une trajectoire et qui fait que l’on tiendra tout du long.
Propos recueillis par Anaëlle Paccard
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