Le 22 mai 2024
Un film intense, à l’esthétique crépusculaire, qui retrace le parcours d’une émancipation féminine et féministe par le territoire, celui du corps et des paysages qui sont intimement liés par une mise en scène d’une sensualité poétique et fascinante.
- Réalisateur : Carmen Jaquier
- Acteurs : Sabine Timoteo, Lilith Grasmug, Mermoz Melchior, François Revaclier, Benjamin Python, Noah Watzlawic
- Genre : Drame, Teen movie
- Nationalité : Suisse
- Distributeur : La Vingt-Cinquième Heure
- Durée : 1h32mn
- Date de sortie : 22 mai 2024
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Résumé : Été 1900, dans une vallée du sud de la Suisse. Elisabeth a dix-sept ans et s’apprête à faire ses vœux quand le décès brutal de sa sœur aînée l’oblige à retrouver sa famille et la vie de labeur qu’elle avait quitté cinq ans plus tôt pour entrer au couvent. Elisabeth n’est plus une enfant et les mystères entourant la mort de sa sœur vont la pousser à lutter pour son droit à l’expérience.
LIRE NOTRE INTERVIEW DE CARMEN JAQUIER
Critique : Le premier long métrage de Carmen Jaquier porte en lui la fureur intense d’une émancipation féminine, baignée de paysages et d’une lumière ocre, comme un soleil couchant sur le point de prendre feu ; c’est une ode poétique et presque mystique à la découverte de la sexualité, à l’aube du XXe siècle, entravée par les interdits moraux et les mœurs de l’Église.
Le plan d’ouverture (un travelling avant sur le dos de la protagoniste, Elisabeth, en contre-jour et ouvert sur une fenêtre laissant apparaître les crêtes sombres des montagnes) connote le western, et plus particulièrement le début de La prisonnière du désert, de John Ford. De cette similitude esthétique se dégage le propos du film : un encadrement et un sur-cadrage traduisant l’enfermement moral auquel succombera Elisabeth, contrainte et forcée. Tout comme le cinéaste américain, Carmen Jacquier raconte l’histoire d’un retour : celui d’Elisabeth, ayant intégré un couvent à l’âge de douze ans, qui, à l’annonce du décès de sa sœur ainée, se voit dans l’obligation de renoncer à ses vœux, et de retourner dans la ferme familiale.
- © 2024 Close Up Films / La Vingt-Cinquième Heure. Tous droits réservés.
Le plan qui signe sa sortie de l’institution religieuse est troublant : Elisabeth ne veut pas partir, elle s’accroche aux meubles, et ses congénères se voient alors contraintes de la porter. La caméra adopte son point de vue : la jeune femme est tenue à bout de bras (prisonnière d’autres membres que les siens ; cela annonçant déjà son corps attaché par de grosses cordes à son lit d’enfant). On perçoit le plafond de l’église qu’elle quitte, dans un travelling qui la mène à la sortie. Par ce plan, on assiste à une première mort symbolique : on capture son regard comme s’il s’agissait de celui d’un cadavre étendu dans son cercueil, et cela vient tisser en creux la relation fusionnelle qu’elle entretenait avec sa sœur défunte. Elisabeth entre, par la mise en scène, dans la peau d’Innocente, qu’elle ne quittera plus.
Arrivée à la maison, elle rencontre ses deux cadettes, qu’elle n’a pas vu grandir, et qui la prennent d’abord pour la Vierge (elle est en habit de religieuse, et étendue sur une botte de foin), puis pour le diable. Cette dichotomie attribuée malgré elle à la protagoniste la poursuivra durant toute l’intrigue, et scellera son destin.
L’histoire est profondément ancrée dans les paysages montagneux, et le territoire local : tout n’est que majesté et incandescence ; que ce soit la lumière chaude qui vient caresser la peau de la protagoniste, les couchers de soleil flamboyants, teintés de rose, et parfois même rouges sang. L’esthétique relève des cieux, qu’Elisabeth connaît bien, compte tenu de sa vocation, mais qu’elle découvre d’une autre manière, en tentant de percer le mystère, ou plutôt le tabou qui entoure la mort d’Innocente : sa mère la dit emportée par le diable et ne veut plus en entendre parler. C’est tout le poids d’une religion dominante qui se matérialise en ses mots. En lisant le journal intime de la défunte, qui offre une nouvelle voix à Innocente, et vient se superposer au monologue intérieur d’Elisabeth, elle apprend, et prend conscience, d’abord par procuration (elle ne fait que parcourir de ses yeux les lignes noircies par sa sœur), de la force des premiers émois charnels. Unit Innocente comme une jumelle, Elisabeth emprunte le même chemin : celui des sens, d’un dieu panthéiste, qui est Tout, autant la peau que le ciel, l’intérieur que l’extérieur.
La séquence qui amorce ce passage vers un univers sensoriel est représentée par une fête, un feu de joie où certains habitants (des garçons) sont venus masqués (il y a peut-être un parallèle à tisser avec Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, où la naissance du désir apparaît également au sein d’une scène embrasée) : c’est le début de l’apprivoisement par le toucher, la plongée dans l’inconnu (aussi parce que les partenaires ne possèdent pas de visages), une libération en même temps qu’une malédiction.
- © 2024 Close Up Films / La Vingt-Cinquième Heure. Tous droits réservés.
Elisabeth arpente les contrées jusqu’alors inexplorées de son anatomie en présence de trois jeunes hommes. La mise en scène est d’une sensualité à couper le souffle, douce, emplit d’une auréole de lumière pure, indiquant par là la volonté de la réalisatrice à ne surtout pas juger ses personnages, à les laisser s’aventurer, explorer, au contraire de la société, de la famille, des mœurs, qui contraignent, restreignent, enferment.
Le moment où Elisabeth et ses trois amants et amis émettent le souhait de partir coïncide avec leur arrestation par quelques membres du villages. La scène est filmée de loin. On ne perçoit que des cris ; on distingue des corps empêchés et meurtris. C’est puissant de justesse, absent de tout voyeurisme, et l’on croirait presque assister à une chasse aux sorcières.
C’est enfin par l’esthétique (la surimpression) et la poésie que Carmen Jacquier propose une voie de sortie, une fuite, une évasion. Sans mots, dans la grandeur des sommets enneigés, d’une frêle silhouette se détachant d’un plan d’ensemble, avec sincérité et onirisme, elle ouvre vers un champ et des contrées épurées qui ressemblent à une rencontre divine - plus encore, vers la liberté.
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