Le 27 avril 2004
Portrait de l’homme au regard de langouste.
La dernière fois que j’ai vu Hubert Selby Jr, c’était à la télé. Un petit reportage à trois heures du matin sur l’écrivain américain, autrefois le plus exemplaire conteur des tripailles de l’âme. Parce que lui n’a écrit que sur les mangeurs de peyotl qui se paient la tête du monde, il n’a écrit que sur les rats et les putes, les maquereaux, ou les pièges à chagrin, dans les caves qui puent la vieille bibine. C’était cru et sale, et ça faisait du bien, parce que pour une fois, ce n’était pas un mensonge de plus.
De son premier roman, Last exit to Brooklyn, il a vendu deux millions d’exemplaires... mais il ne sait pas ce qu’il a fait de l’argent. S’il se l’est mis dans les veines, s’il l’a bu, ou même donné, simplement pour le bien que ça fait. C’était bien lui, le démon Harry, qui apparaît dans ses quatre premiers romans, c’était bien lui celui qui "n’encule pas n’importe qui. Uniquement des femmes. Des femmes mariées" parce qu’"avec elles, on a moins d’emmerdements". Sa vie n’était qu’une traînée de folie. On le voit dans son deux-pièces minable et on comprend qu’il vit à peine de sa pension d’invalidité. Il est plutôt beau avec ses yeux gris bleu, son regard de langouste à quatre-vingt-dix degrés, plutôt charmant avec ses dix côtes et son poumon en moins (à cause d’une maladie pourrie qu’il a eu très jeune... la médecine le condamnait).
Pourtant quelque chose de très net a changé. Déjà, son dernier roman, Le saule. C’est le livre de la rédemption, c’est le livre où notre bon vieux "démon" nous explique, peut-être un peu fatigué, mais toujours aussi brillant, que le seul moyen de survivre à la haine qui condamne nos jours est justement d’y renoncer.
Dans le documentaire, il se traîne sur les boulevards de Los Angeles, au milieu de ses contemporains mangeurs de pop-corn, au milieu des tee-shirts, au milieu du roulement hagard et graissé du quotidien. Il va donner des cours de littérature dans une université à quelques écrivaillons obèses. Il rentre chez lui en souriant, traînant des pieds, chétif comme un oiseau, pour préparer une purée de pommes de terre à son fils Billy, énorme, qui regarde la télé, posé dans son canapé. Et alors on commence à comprendre : Hubert Selby Jr participe. Il a changé son fusil d’épaule ou il a évolué, c’est comme on veut. Il est passé de ceux qui ne croient pas à ceux qui croient, ceux qui ont une réponse à tout ÇA, ceux dont la vie a une issue. Adieu les compagnons de terreur. Sans doute qu’à un moment donné dans la vie, la tendresse finit par vous prendre, elle vous emmène là où on ne pouvait pas, parce que c’était trop triste. Ou peut-être est-ce simplement la lassitude... Comme Kerouac qui, à la fin de sa vie, a fini par se ranger et renier l’idée de contestation. Renoncer à la haine. Renoncer à venger sa vie... et... enfin... accéder au pardon. Tout ça est quasi religieux. On est domestiqué, domestiqué à mort.
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