Le 19 mars 2021
Sur fond de luttes sociales, En guerre évoque la tangente de deux personnages a priori dissemblables. Précis et incisif, le roman de Bégaudeau vise juste.
- Auteur : François Bégaudeau
- Editeur : Verticales
- Genre : Roman & fiction
- Nationalité : France
- Plus d'informations : Le site officiel
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Résumé : « À supposer qu’ils habitent la même ville, Louisa Makhloufi et Romain Praisse y resteraient-ils encore cent ans que la probabilité qu’ils se croisent, s’avisent et s’entreprennent resterait à peu près nulle. En sorte que si l’une des 87 caméras de surveillance installées en 2004 par les techniciens d’un prestataire privé de la mairie les voit se croiser, s’aviser, s’entreprendre, ce ne sera qu’à la faveur d’un dérèglement des trajectoires lié à une conjonction hasardeuse de faits nécessaires. »
Critique : Il y a quelques années, déplorant la prégnance des déterminismes sociaux, Bégaudeau citait l’exemple d’un médecin qui forcément aime François Bayrou. Dans cette configuration accablante, comment espérer que deux individus dissociés par leur CSP et les vies qui en sont le prolongement et dont une cartographie permet de suivre le déroulement à travers l’espace urbain, enjambent le fossé qui les sépare ? Comment imaginer qu’un habitant du vieux centre jette son dévolu sur une reléguée des zones péri-urbaines ?
La fiction est sans doute là pour ça, qui reconfigure d’autres relations, déjouant la fatalité du monde tel qu’il est. Sinon un prince ne se serait pas un jour entiché d’une soubrette, malmenée par sa belle-mère, de surcroît. Même si on admet que c’était avant Bourdieu.
Malgré tout, En guerre ne rejoue pas la scène d’une élection, où le dominant adouberait l’assujetti social, dans la mesure où, après avoir quitté le terrain d’une lutte pour la survie d’une entreprise, qui rappelle à bien des égards le film homonyme de Stéphane Brizé, l’auteur se concentre sur le destin d’individus, ramenés à la proportion moléculaire de leurs désirs, leurs doutes, leurs contradictions. Et à ce petit jeu, Romain Praisse est bien obligé de se l’avouer : il aime Louisa Makhloufi, qu’une manifestation du hasard, modifiant les trajets, lui fait rencontrer dans une boîte de nuit.
Le deus ex machina s’appelle une agression et il faut voir dans cet événement son caractère nécessaire pour qu’une autre réalité sociale advienne, dont les conséquences élargiront le champ des possibles, dessineront les contours d’un monde plus surprenant et à bien des égards plus aimable, parce qu’il devient imprévisible. A priori, le médiateur culturel de la commune ne devait pas courtiser la travailleuse d’une usine Amazon. Ses habitus, afférents à son républicanisme de gauche, tendance éclairé, devraient prendre ombrage de ce qu’une jeune femme pousse plus les bouquins qu’elle ne les lit. Mais Louisa est une matérialiste, énergique, directe, qui l’impressionne.
Elle rappelle à bien des égards d’autres personnages féminins dans l’oeuvre de Bégaudeau : ils sont légion. De Florence Aubenas dans Fin de l’histoire à la mémorable Léna de Molécules, en passant par la tenace Isabelle (Le moindre mal), ces avatars de l’émancipation côtoient des figures masculines beaucoup plus incertaines. Pour autant que leurs airs bravaches se donnent les apparences de l’identité, globalement les hommes défaillent : qu’on se rappelle Thomas, dans Mâle Occidental Contemporain. Ici, la défaite est avant tout sociale : même l’intercession du bourgeois Alban n’y pourra rien, moins utile à Louisa que sa propre velléité à régler ses comptes avec un patron. De lui faire payer, pour leur faire payer à tous.
Dans ce monde à front renversé, la possibilité du bonheur naît d’une violence, alors que le maintien de l’ordre social mobilise les stratégies les plus bienveillantes, mot sacré de la violence entrepreneuriale, qui permet de faire passer les vessies néo-libérales pour des lanternes humanistes.
La consternante Catherine Tendron, DRH de carnaval, biberonnée aux théories du développement personnel, et qu’on devinerait fan des conférences de Vincent Cespedes, a toute latitude pour éteindre l’incendie qui embrase l’usine. Bras droit du capitalisme sauvage, dans sa version tisane fruits rouges, elle convertit, par son langage doucereux, le pire de ce qui attend les salariés. Car dans l’idiome de l’entreprise, qui est le meilleur ami de l’euphémisme, on ne vire pas, on incite à se reconvertir, pour quitter sa zone de confort.
Le résultat, c’est que Cristiano, le compagnon de Louisa, se retrouve dehors.
Comme nombre de ses camarades. Après des semaines de lutte, après des discussions acharnées.
Le style de Bégaudeau en rend compte avec une précision qui témoigne d’une constante acuité au réel, le reconfigure dans une langue qui entremêle parfois récit et discours, ne fige pas les psychologies des personnages, postulant que des corps font parfois mentir le conservatisme social à travers une mystérieuse alchimie dont on serait bien en peine de trouver l’équation. Parce que l’irréductibilité des individus interdit l’idée même d’une essentialisation qui conforterait les préjugés : de Romain d’abord, pas un monstre d’orgueil, mais tout de même sûr que quelques-unes de ses théories, déliées du réel, en remontreront à Louisa, qui a les pieds dedans. Sauf que ça ne prend pas, car on ne la fait pas à ces plus pauvres qu’on prétend instruire, belle idée ranciérienne. Dès lors, on ne s’étonne pas que le récit épingle, par petites touches, l’anxiété contextuelle immanente à la France post-Charlie, où se déchaînent les tentatives de normalisation, où il est entendu que chacun réprime des sentiments qui ne satisfairaient pas à la responsabilité citoyenne, où il est admis que chacun subira sa leçon de morale.
L’écrivain convié dans une médiathèque de la ville prendra-t-il sa part ? C’est sans compter sur François Pirlo, pas plus impétueux au combat qu’il n’est thuriféraire du catéchisme républicain. Davantage qu’un caméo, son apparition permet une tangente, qui fait exploser le cadre d’une rencontre d’auteur. Pas de chips conclusives : Cristiano aura fait valser les chaises avant. Son coup de sang a tout l’air d’un baroud d’honneur. D’autres s’échineront à en trouver le sens, à l’aune d’un tragique parcours.
En guerre dissémine les luttes dans des situations à forte intensité conflictuelle pour configurer la cartographie d’un système totalement entropique, d’un monde au bord de l’implosion.
Parution : 16-08-2018
Editions Verticales
304 pages pages, 20,5 x 2 x 14 cm
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