Le 23 mars 2025


- Scénariste : Nicolas Juncker>
- Dessinateur : Nicolas Juncker
- Genre : Humour, Documentaire, Histoire
- Editeur : Le Lombard
- Famille : Roman graphique
- Date de sortie : 14 mars 2025
Les enjeux mémoriels de la guerre d’Algérie sont des questions vives et sensibles. Nicolas Juncker parvient pourtant, dans une fiction très documentée, à les interroger avec humour et justesse ! Chapeau !
Résumé : La mairie d’un petit village français reçoit la collection d’un célèbre photographe qui a exercé en Algérie. Le maire projette dès lors de mettre en valeur l’œuvre de l’artiste en l’articulant à la construction d’un mémorial de la guerre d’Algérie dédié à toutes les victimes et à toutes les mémoires de ce conflit. Il a pour cela le soutien de l’Etat. Pour parvenir à ses fins, il reçoit la collaboration d’une jeune et éminente historienne, nommée conseillère scientifique, d’un grandiloquent scénographe à la renommée mondiale et de la veuve du photographe. Tout semble bien parti… mais dès que ces trois intervenants exposent leurs points de vue, l’entreprise se corse au point de devenir explosive !
Critique : Aborder le sujet de la mémoire de la guerre d’Algérie à travers la fiction est une gageure. L’aborder une seconde fois après le succès critique de Un général, des généraux son précédent album avec François Boucq au dessin, en est une autre. Et Nicolas Juncker les réussit avec brio ! Par deux reprises, donc, l’auteur aborde les enjeux historiques de la guerre d’Algérie. Si son précédent album fut consacré à un événement de cette histoire : le coup d’État du 13 mai 1958, également dénommé le « putsch d’Alger », Nicolas Juncker aborde dans Trous de mémoires, les enjeux mémoriels de cette guerre.
Comme le dévoile la postface de l’historien Tramor Quemeneur, encore aujourd’hui 39 % des 18-25 ans ont un lien intergénérationnel avec cette histoire. L’historien rappelle aussi la tentative de Georges Frêche (1938-2010). En 2005, alors qu’il était maire de Montpellier il lancé l’idée d’élaborer un musée de la France et de l’Algérie. Depuis, ce projet n’a pas cessé d’être remis en cause ou réactualisé à l’échelle locale comme nationale. Et pour le moment, il n’a pas encore abouti à une réalisation définitive et visible dans l’espace français.
L’album articule autant les enjeux politiques qu’historiques et artistiques. Il confronte aussi différents témoignages de personnes ayant vécu du côté français ou algérien cette période qui aboutit à l’indépendance de l’Algérie. Dans cette fiction, le maire tient à ce que l’historienne missionnée par le ministère de la Culture aille avec l’aide d’une bibliothécaire municipale recueillir les souvenirs et témoignages des habitants de sa commune cultivant de près ou de loin un lien avec cette guerre. Le récit est donc ponctué de témoignages divers qui soulignent combien les mémoires de cette page d’histoire sont multiples. Les témoignages sont insérés dans le récit de manière sobre et ils font tous l’objet d’un même traitement graphique.
- Trous de mémoires - Illustration 2
- © Le Lombard, Nicolas Juncker. Tous droits réservés.
- Trous de mémoires - Page 10
Bien que le maire ne cesse de proclamer « Maquerol terre de réconciliation nationale », la multiplicité des mémoires rend difficile l’entreprise de faire de cette histoire un récit commun. Malgré cela, Nicolas Juncker parvient avec un ton toujours léger et humoristique à signifier que l’histoire n’est pas qu’une simple collection de souvenirs, mais un récit articulé de mémoires différenciées. L’historien peut y contribuer par sa démarche scientifique en montrant la complexité du passé, l’artiste par une démarche esthétique peut souligner la multiplicité des regards posés sur les faits et le politique peut enfin par son engagement démontrer que l’histoire contribue à forger un sens collectif et pluriel de l’espace public.
Le style emprunté par Nicolas Juncker pour créer sa bande dessinée n’est pas loin de la caricature, dans la forme comme dans le fond. À plusieurs reprises, le grotesque se dessine au fil des pages, mais un grotesque qui est parfois confondant, tant la réalité semble être proche du récit. Graphiquement, le dessin est moderne, la lecture est dynamique. Les couleurs chaudes dominent, peut-être pour souligner le caractère brûlant de l’affaire qui se trame. Seuls contrastent les passages qui donnent la parole aux habitants de la ville pour évoquer avec leurs mots leurs histoires personnelles de la guerre d’Algérie. Pour ceux-ci, l’auteur a choisi majoritairement une nuance de bleu-vert qui appuie la sobriété dont l’auteur fait usage pour retranscrire ces paroles. La couverture avec ses perforations prend tout son sens au cours de la lecture… Mais laissons le plaisir au lecteur de découvrir pourquoi… !
- Trous de mémoires - Illustration 1
- © Le Lombard, Nicolas Juncker. Tous droits réservés.
- Trous de mémoires - Page 17
Le seul petit bémol que nous pourrions faire à cette bande dessinée résulte des nombreuses références à des faits ou à des acteurs historiques sans qu’elles ne soient plus explicitées. Je pense, par exemple, à l’allusion faite page 66 à Yacef Saâdi, un écrivain cinéaste, ancien combattant du FLN et homme politique algérien ou bien encore l’évocation des « lois mémorielles de 2006 » (page 76). Celles-ci, font sans doute allusion à la loi française votée le 23 février 2005 qui prescrit que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette loi fut abrogée l’année suivante par le président de la République à la suite d’une levée de bouclier de la part d’historiens et historiennes. Ils dénonçaient le fait qu’elle puisse directement entraver la liberté des historiens dans l’exercice de leur profession d’enseignant et de chercheur. L’absence d’explication ou de contextualisation plus développée est probablement un choix volontaire de la part de l’auteur pour ne pas alourdir son récit d’un appareil critique trop conséquent. Malgré cela, le propos de cet album reste tout à fait intelligible à celles et ceux pour qui l’histoire d’Algérie est mal connue. Et la postface écrite par un historien apporte en fin de lecture un éclairage suffisant pour bien situer le sujet de cette bande dessinée dans son contexte qui en 2025 est … toujours d’actualité.
Une lecture aussi croustillante qu’instructive, cet album est une fiction documentaire parfaitement bien menée !
156 pages – 22.95 €