Le 2 juillet 2003
Un premier roman incroyable. Captivant et outrageusement polymorphe.
– Regards croisés : Everything is illuminated, le film de Liev Schreiber (2005)
Jonathan Safran Foer signe un premier roman proprement incroyable. Dans ce qui pourrait paraître un dédale romanesque, le récit se déroule dans une inventivité et une profondeur qui semblent ne pas connaître de limite. L’imbroglio de départ dévoile une œuvre captivante, outrageusement polymorphe.
Jonathan, auteur juif américain, se rend en Ukraine à la recherche de celle qui sauva son grand-père des pogroms nazis en 42. Alex, son jeune guide-interprète, l’accompagne tout au long de ce road-trip initiatique, accompagné de son aïeul, chauffeur aveugle, et de Sammy Davis Junior Junior, la chienne déglinguée.
Les tonalités se succèdent allègrement, plongeant le roman dans un univers tour à tour bouffon, anecdotique ou tragique. La narration se délie autour d’un déboublement d’époques et de points de vue. Safran Foer jongle avec les interrogations spirituelles, culturelles, humaines et des considérations nettement plus prosaïques. "Le jour de Trachim est le seul moment de toute l’année où le minuscule village peut-être aperçu de l’espace, quand il produit assez de voltages copulatoires pour électrifier sexuellement les cieux polono-ukrainiens."
Non content d’aborder des thématiques multiples et complexes, le roman alterne les voix. Sous la plume littéraire de Jonathan, l’auteur plonge le lecteur dans la mythologie d’un légendaire shtetl, Trachimbrod, entre 1791 et 1942. Le récit baigne subitement dans le merveilleux, avec une sorte de réalisme magique à la Cent ans de solitude, peignant un lieu perdu où se côtoient des personnages aussi fascinants qu’insensés. A commencer par Brod, la très-arrière-grand-mère, "un prisme à travers lequel le spectre infini de la tristesse pouvait être divisé".
Le naïf Alex, traducteur maladroit, s’invite dans le récit avec son broken english [1] haut en couleur. De ce pidgin proviennent d’inconvenantes expressions bourrées d’humour et de justesse. Dans sa bouche "je m’aplatis pour ceci" est une formule d’excuses banale, "manufacturer des RRR" signifie ronfler, et à l’arrivée du héros il se "morfond de lambiner" quand le train est "dilatoire". Alex écrit des narrations au présent et des correspondances absolument hilarantes avec l’auteur : "c’est un honneur mammouth pour moi d’écrire pour un écrivain, surtout quand il est un écrivain américain, comme Ernest Hemingway ou toi".
Ce clin d’œil presque vaniteux est à l’image de l’ambition du livre. Safran Foer semble avoir parfois l’orgueil d’écrire de la grande littérature et de faire de son premier roman un livre total. Il superpose sans complexe dans sa déconstruction narrative un mélange de quête, de roman picaresque et épistolaire, d’almanach, de journal intime, de carnet de voyage, en se permettant même une insertion de théâtre, voire de théâtre dans le théâtre.
Audacieux à tel point qu’il en est presque inconvenant, Foer nous livre un ovni littéraire génial, un de ceux que l’on ferme en sachant qu’ils nous ont fait subir une expérience de lecture forte. Quand un roman est à ce point ambitieux, brillant, prolixe et bouleversant, alors, oui, tout est illuminé !
Jonathan Safran Foer, Tout est illuminé (Everything is illuminated, traduit de l’américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso), Ed. de L’Olivier, 2003, 340 pages, 22 €
[1] Sur ce point, le travail des traducteurs est absolument remarquable. Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso réussissent parfaitement à transcire en français un langage volontairement impropre.
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