TA1300 : Denzel Curry et la maladie du clown triste

Notre avis : Depuis quelques années maintenant le rap américain doit compter sur une nouvelle génération de rappeurs moins complexés que leurs aïeux à parler de leur état psychologique. Ce travail pour expier et exprimer leur fragilité à travers leur musique se trouve au centre de cette nouvelle branche brisant les frontières entre le rap et le rock, et plus particulièrement le grunge. Ces artistes se cachent moins, se libèrent des tabous, en extrapolant pour certains leur penchant violent et instable, ce qui opère une fascination vis-à-vis de ces personnages, expliquant leur énorme succès pour quelques-uns. Réuni sous l’appellation un peu floue de SoundCloud Rap, désignant un genre apparu sur la célèbre plate-forme musicale, ou encore sous le nom à connotation plus péjorative de Mumble Rap, on peut y retrouver Lil Peep (et sûrement les trois-quarts des "Lil" ayant émergé ces dernières années), XXXTentacion, tous les deux aujourd’hui décédés, mais également Denzel Curry donc. De tous les artistes les plus connus du SoundCloud Rap, Denzel officie comme une exception dans la continuité. En comparaison d’un XXXTentacion - dont le mode de vie aura indirectement eu raison de lui - ou d’un troll provocateur détestable comme 6ix9ine, le jeune rappeur de Carol City, Floride, suscite moins d’attention pour sa personnalité publique, moins sensationnaliste et exubérante que celles de ceux précédemment cités. Finalement, l’intérêt porté à son encontre puise son origine dans sa musique, comme ça devrait être le cas chez tout artiste, et non dans ses frasques publiques, qui, dans le cas du SoundCloud Rap, occupent une importance bien trop grande dans la reconnaissance de ces nouveaux rappeurs rockstar.

Copyright : Concord Music Group

Pourtant, lorsque l’on regarde le clip de Clout Cobain notamment, ce n’est pas l’excentricité qui manque à Denzel Curry. La grosse différence est que lui la place entièrement dans sa musique, qui agit comme un exutoire nécessaire pour éviter de sombrer totalement dans la dépression. Personne se décrivant d’un naturel optimiste, son dernier album TA1300 se charge bien de le cacher derrière un épais voile sombre, rejet de toute la négativité de l’auteur. Forcément contradictoire puisque issu d’un esprit lunatique, ce projet triptyque se compose de trois parties, Light, Grey et Dark qui viennent insidieusement s’enchaîner de manière évolutive. Pourtant très éclectique dans les sonorités, TA1300 agit comme un tout unique, une descente aux enfers pleine d’euphorie, qui, de toute manière, ne pouvait se finir autrement que par l’approfondissement de la noirceur du rappeur. Denzel Curry, dès le début de son album, fait de sa partie Light un mensonge travestissant par une ambiance estivale soul / dansante un esprit qui déraille déjà vers des pensées obscures. Les mots Welcome to the darker side of Taboo ouvrent l’album avec intelligence, puisqu’il se pourrait bien que ce soit finalement le cas. Quoi de plus dangereux et sournois pour l’esprit que de se parer d’une enveloppe faite de joie pour déguiser les pensées funestes sur le suicide, la mort ou l’amour dans la douleur ?

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Dans cette lumière bien tamisée se décèle néanmoins de l’espoir. Porteur malgré tout d’un esprit ULT (acronyme aux multiples significations), le lyriciste de Carol City partage sa volonté de persévérer vers le chemin de la réussite, même si de ce côté-là non plus ce n’est pas le nirvana recherché. Clout Cobain, du nom de Kurt – idole de beaucoup de ces rappeurs SoundCloud – explore la paranoïa de Denzel Curry en conséquence directe de sa popularité grandissante. Lui veut se sentir bien, mais par son succès, eux lui veulent du mal, et cette double-face d’une même pièce symbolise à merveille la seconde partie de ce triptyque, qui marque une perversion musicale dans l’album. Grey et Dark sonnent ainsi plus comme l’évidence. Denzel Curry allie une ambiance et un propos qui vont de pair et se dirigent dans le même sens. Si Light se penchait sur l’idée de la souffrance à travers diverses thématiques, Dark pousse par le prisme de la violence auditive cette exploration. Light était les Black Balloons, Dark est le Blackest Balloon, le plus douloureux. En résulte quatre bangers pour se foutre la tête en vrac avec des ambiances musicales minimalistes et démoniaques. Proche du métal par sa brutalité, ces morceaux voient Denzel Curry libérer le monstre. Le flow rocailleux ne se cache plus, les basses font sauter les murs et les morceaux collent des frissons, parce qu’ils absorbent totalement l’auditeur dans la folie explicite et désormais incontrôlable du rappeur, mais aussi parce que la peur n’est jamais vraiment loin lorsque l’on découvre le chaos de Black Metal Terrorists. La conclusion se devait de suivre le parcours imposé par TA1300 et devait donc représenter le point culminant de cette chute dans les profondeurs du sale. Si le rap est un moyen pour Denzel Curry d’expier ses pensées et pulsions négatives, on ne veut même pas imaginer ce qu’il serait sans son art.

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