La mort aux trousses
Le 30 mai 2006
Le premier volet bouleversant d’une œuvre qui ne naîtra pas.
- Auteur : Irène Némirovsky
- Editeur : Folio
Le roman écrit presque sur le vif de l’exode qui jeta sur les routes de France une foule improbable et égarée ; premier volet bouleversant d’une œuvre qui ne naîtra pas.
On peinera d’abord peut-être un peu à entrer dans cette écriture très datée, éprise de détails et comme empesée d’une élégance filtrant l’émotion. Il faut pourtant s’efforcer de pénétrer plus avant dans le flot de mots, de personnages, de destinées bouleversées ; jusqu’à ne plus vouloir lâcher cette fourmilière observée à la loupe et non sans cruauté, tant chaque parcours, chaque portrait est passionnant et juste. En cela - sa cruauté et sa justesse - Irène Némirowsky était d’une modernité proprement stupéfiante. Les auteurs d’aujourd’hui sont en effet nombreux à se rêver en pourfendeurs des bassesses humaines, en disséqueurs de lâcheté et de bêtise. Mais peu en ont les moyens.
La lecture des documents en annexe permet de comprendre ce que sont ces moyens, qui rendent la plume de l’écrivain à ce point efficace. Au fil des lettres de plus en plus désespérées qu’elle envoie à son éditeur et à tous ses contacts d’avant guerre afin qu’ils lui viennent en aide, on voit se dessiner une personnalité pour le moins ambiguë : juive russe convertie au catholicisme et tiraillée entre un mépris tendant à la haine et une véritable fascination envers ses anciens coreligionnaires, adulte encore pétrie de rancœur enfantine vis-à-vis de sa mère mondaine et indifférente, écrivain assez suffisant, c’est en fait dans ses propres vices et vertus, au plus profond de ses failles aussi, qu’Irène Némirowsky est allée puiser son encre fine et amère.
Et pourtant, on est aux antipodes de l’autobiographie avec ce récit quasi journalistique, pointilleux et saisi pour ainsi dire sur le vif de l’exode qui, en juin 40, jeta ensemble sur les routes de France des gens de tous milieux et de tous âges. Le travail d’écriture paraît titanesque, abattu ventre à terre, sous la dictée d’une énergie de plus en plus chargée d’une angoisse amplement justifiée : arrêtée en juillet 42, Irène Némirowsky est déportée à Auschwitz où elle est assassinée quelques jours après son arrivée.
On n’oublie pas un instant que celle qui écrit avec tant d’énergie vibrante, avec une telle foi en l’œuvre qu’elle doit forger, va mourir, en sera empêchée. Suite française était le premier volet, poignant, précieux, de cette œuvre avortée.
Irène Némirovsky, Suite française, Folio, 2006, 573 pages, 8 €
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deashelle 12 juillet 2010
Suite française - Irène Némirovsky - critique
Symphonie inachevée, la cathédrale a une nef et un chœur, ce sera tout. Mais que d’échos résonnent, que de voix murmurant la triste condition humaine, si fragile, dans ses vanités, sa mesquinerie, ses lâchetés, si dure dans son égoïsme et ses violences. En contrepoint, il y a la compassion, belle comme des fleurs de chemin, un été au zénith de sa gloire, des parfums envoûtants, de l’amour parfois...
Cette fresque du chacun pour soi et de la violence tapie en chacun de nous n’épargne aucun membre de la société, du banquier à l’auteur à succès, au collectionneur, aux pauvres, aux ouvriers, aux fermiers et commerçants hypocrites. Avarice, cupidité, les péchés capitaux font rage. Le meurtre est là : orchestré par une bande d’orphelins, le bouc émissaire est un prêtre jeune, beau, idéaliste et amoureux de la raison autant que de la grâce. Introduction musicale : avec l’assassinat de deux beaux lézards bleus et gris mis à mort pour rien et à la vitesse fulgurante de jets de pierre. Incompréhension.
Un magnifique chat pitre est consacré au chat Albert, et à ses jouissances perverses... . Cela rime avec... . Ni vraiment complaisante ni hargneuse, l’écriture classique est magnifique, au dessus de la mêlée, aristocratique, elle a la précision d’un entomologiste, le ravissement de planches botaniques, et la beauté d’esquisses musicales au parler fleuri. Certaines phrases sont de purs alexandrins. Toute une richesse langagière... un essai de confondre le mal absolu et révéler l’humanité ? Celle qui aussi est en chacun de nous.
Mais le livre est inachevé, comme la symphonie, et le troisième volet est indicible. Ainsi l‘a voulu le Destin.
Néanmoins, la deuxième partie porte un drôle de titre, Dolce... Dolce vita ? Il est vrai que la France ‘libre’ jouit d’un climat fort doux...et certains mangent encore des desserts. Mais les conditions de vie, la faim, les menaces perpétuelles de mort, les carnages, les rafles, tout cela passé sous silence ? Par peur du bolchevisme ? C’est trop pour moi. Quelle est cette rage de présenter l’envahisseur de façon si positive ? Et j’ose poser la question : L’auteur se cache-t-elle derrière une écriture collaboratrice pour éviter le pire ? La question est ouverte. Comment peut-elle feindre d’ignorer ce qui se passe depuis 1933 ?
"Les loups sont entré dans Paris, soit par Issy, soit par Ivry..." comme le chante Serge Reggiani des années plus tard car il se souvient. La ville d’Issy, justement, où a séjourné Irène Némirowsky. Manichéisme à rebours : regarder autour d’elle et dire que tous les français étaient pétainistes... et de toutes façons les seuls ’bons’ me semble une profonde injure à tous ceux qui dans l’ombre ou dans la folie patriotique ont offert leur vie pour la liberté. Cela ne concorde absolument pas avec les récits de ma famille. Je frissonne à chaque fois que quelqu’un me dit : ils ont occupé la maison, mais ils étaient si corrects ! La guerre n’est pas correcte. L’agression et l’invasion sont effroyables, et le spectre du fascisme autant de la part des allemands nazis que des collaborateurs français est le mal personnifié, négation de la vie qu’il faut sans cesse débusquer...
Bien sûr même Irène Némirowsky n’a pas échappé aux fours crématoires... et c’est une tragédie atroce, mais le ton de la deuxième partie de son projet de livre m’étonne quand même et me laisse perplexe... Surtout quand on sait qu’elle était juive convertie au catholicisme par convenance à la veille de la guerre et collaboratrice à des journaux d’extrême droite pour assurer son ascension littéraire !
Ce livre aurait été honni à la sortie de la guerre, s’il avait été publié, mais peut-être qu’à force, on oublie...
C’est pourquoi je ne peux donner la moindre étoile.