La Fièvre dans le sang
Le 6 décembre 2018
Œuvre iconoclaste et inclassable, Spetters ressort dans une version DVD restaurée. De quoi parachever la rédemption d’un cinéaste trop longtemps vilipendé.
- Réalisateur : Paul Verhoeven
- Acteurs : Hans Van Tongeren, Renee Soutendijk, Toon Agterberg, Maarten Spanjer
- Genre : Drame
- Editeur vidéo : BQHL
- Durée : 02h02mn
- Date de sortie : 28 octobre 1992
– Interdiction aux moins de 12 ans
Résumé : Périphérie de Rotterdam, Pays-Bas, 1980. Rien, Eef et Hans sont trois jeunes hommes issus de la classe ouvrière qui rêvent de gloire et de fortune, unis par leur passion du motocross et leur admiration pour la star nationale de ce sport, Gerrit Witkamp. Quand la belle vendeuse de frites Fientje s’installe dans leur ville, elle aussi rêvant de fortune, elle jette son dévolu sur celui des trois amis semblant promis au plus bel avenir, Rien...
Notre avis : Penser Spetters à l’aune du contemporain, porter un regard nouveau sur le film le plus détesté de la carrière de Verhoeven (avec Showgirls), c’est aussi paradoxalement prendre conscience en creux de son classicisme larvé. Comme si le désir du cinéaste hollandais, loin de ne chercher en son temps qu’à choquer l’assistance ou dessiner une forme d’avant-gardisme, n’avait consisté qu’à rendre hommage - consciemment ou non - aux trésors du passé : ici le cinéma hollywoodien et la Nouvelle Vague. Sans pour autant lésiner sur un double fond subversif à même de renverser tout un pan de l’histoire du septième art, Verhoeven n’oublie pas ses pères. Comme Elia Kazan avec La fièvre dans le sang, ou Nicholas Ray avec La fureur de vivre, il radiographie la jeunesse de son époque, met en scène le destin de quelques personnages dans une périphérie paisible. Dans cette façon de réinterpréter les marottes du cinéma classique, mais en lui injectant un shoot de réalité - les protagonistes viennent tous de milieux populaires et sont tiraillés par leur sexualité -, il y a quelque chose de l’ordre du Nouvel Hollywood. L’échec public et critique de Spetters sera d’ailleurs concomitant avec le crépuscule de ce courant cinématographique, parachevé par La Porte du Paradis l’année suivante.
Ceci étant, le culte latent de Verhoeven pour Hollywood - le cinéaste avoue lui-même s’être inspiré au plan par plan de la course de chars de Ben-Hur de Wyler pour les deux compétitions de motocross - va de pair avec une volonté féroce d’en saper toute la morale bien pensante. Ainsi, Spetters se présente comme une petite révolution : la contestation des trop nombreux simulacres de réalité disséminés par le cinéma. En dressant le portrait a priori banal d’un trio d’amis passionnés par la moto dans la Hollande des eighties, Verhoeven conjugue à peu près toutes les péripéties traditionnelles du teen movie/drame de l’adolescence : les amourettes, les virées entre potes, les rivalités intrinsèques, les conflits avec les parents, l’angoisse devant l’avenir, etc. À la différence que chaque ingrédient se voit serti d’une tangibilité nouvelle. Là où l’ellipse permettait au cinéma d’ajourner l’immontrable, tout ou presque est dévoilé dans Spetters, comme s’il s’agissait de perpétuer la scène initiatrice de la piscine de La Dernière Séance. Les corrections du père fondamentaliste, les sexes plein cadre des trois amis, la petit amie s’impatientant lorsque son amant n’arrive pas à bander, celle se plaignant d’un ébat trop froid ("Ma bière est trop froide." "Comme moi."), les homosexuels molestés à coup de barres de fer... autant de détails sans concession mais pour autant sans réelle complaisance ou amertume : tout le propos vise simplement et avec honnêteté à saisir le portrait d’une époque, à en étudier les contours.
Malheureusement, Verhoeven n’atteindra pas son public, la jeunesse préférant le miroir tendu par La Fièvre du samedi soir de John Badham. Sans doute les velléités naturalistes du Hollandais étaient-elles alors encore trop radicales. À ce titre, la scène la plus exemplaire de cette dynamique de contamination des faux-semblants est probablement l’épisode de la fanfare. Le socle ressemble alors à s’y méprendre à un film classique hollywoodien. Eef assiste à la représentation musicale, observant Hans papillonner tout sourire au sein de l’orchestre. Mais la naïveté de la scène est rapidement mise à mal. En jetant un regard alentour, Eef aperçoit un jeune homme s’approcher d’un spectateur pour lui glisser quelques mots à l’oreille. Le duo quitte l’auditoire, puis Eef décide de les suivre. Ce dernier arrive dans une sorte de parking souterrain désaffecté. La lumière crue des néons tranche avec les éclairages nocturnes mais rassurants de la rue adjacente. Dissimulé, il espionne le gigolo prodiguer une fellation au badaud - le cadrage et le réalisme de la scène préfigurent un passage similaire mais en clair-obscur dans le film In The cut, de Jane Campion. Refoulant son homosexualité latente, Eef frappe violemment le jeune homme en question puis repart se poster dans le public comme au début de la séquence. La fanfare termine son dernier morceau, puis Hans se retourne vers Eef qui l’applaudit. Sous des dehors ingénus et conformistes, dit Verhoven, coexistent dans notre société des êtres aux sensibilités et aux sexualités multiples qu’il ne faudrait pas oublier - et qu’importe que le spectateur ne souhaite pas les voir au cinéma là où il ne s’y attend pas. D’où cette monstration zélée du cinéaste, toujours prompt à n’oublier personne dans son précis de société hollandaise.
Parangon d’un cinéma libéré de toute contrainte morale, Spetters demeure un modèle du genre. De ces films irréductibles qui à l’instar du septième long métrage de George Romero, Knightriders, et ses joutes à moto, se révoltent dans le fond contre toute forme d’autorité - ici la pudibonderie fallacieuse. Ce mélange de grotesque, avec ses gags parfois au dessous de la ceinture, de drame et de regard quasi documentaire, semble assez unique. Il y a quelque chose dans la question sociale posée par le film qui n’est pas sans rappeler Robert Aldrich, voire même Fassbinder. Mais les analogies les plus évidentes sont plus récentes : Catherine Breillat, Gaspar Noé... La trajectoire des trois amis Rien, Hans et Eef a beau être largement compromise en cours de route, soit par la fatalité - la scène de l’orange, allégorie de la claustration de génie -, soit par la religion, soit par l’arrivisme, Verhoeven ne fait preuve d’aucun cynisme forcené à leur égard. Au contraire, celui-ci les filme même avec une certaine délicatesse. Trop en avance sur son temps peut-être, l’artiste aura attendu longtemps avant de voir enfin son film - le meilleur de sa période hollandaise - reconnu à sa juste valeur.
Le DVD
Une édition luxueuse quoique un peu légère d’un film culte incontournable.
L’entretien du cinéaste Paul Verhoeven a beau ne durer qu’à peine dix minutes, celui-ci fourmille de détails.
– "Après Le choix du destin qui se déroulait dans un milieu aisé, nous avons eu envie de réaliser un film qui ne parlerait pas de gens qui deviennent avocats, médecins ou ingénieurs, mais de personnages vraiment issus de milieux populaires. On partait à l’opposé du Choix du destin (Soldier of Orange). Mais on a eu beaucoup de plaisir à le tourner avec tous ces jeunes, le tout dans une grande liberté. Nous avions le projet de réaliser un film réaliste, voire très réaliste, qui montrerait tout ce qui peut se passer dans la vraie vie. Ce serait une étude passionnante sur la jeunesse dans la Hollande des années 80."
– "C’était notre intention et c’est ce qu’on pensait avoir fait, mais quand il est sorti en Hollande, les gens ont été complètement choqués et indignés. C’est seulement maintenant 20 ou 30 ans plus tard, quand les gens voient ce film ; les mêmes personnes qui l’ont démoli à l’époque, y voient une étude intéressante sur la jeunesse. Les gens comprennent enfin ce qu’on a voulu faire, mais notre manière de le faire était si révolutionnaire... Surtout du point de vue sexuel, qu’ils n’ont pas supporté. (...)."
– "On a également créé cette fille totalement opportuniste. Elle tombait amoureuse du type qui réussit. Et quand il perd toutes ses chances, parce qu’il est paralysé, elle passe au suivant et elle tombe amoureuse de lui, s’il lui apporte assez d’argent. Elle découvre finalement qu’il est gay. Elle rencontre ensuite un type un peu pataud mais gentil. Il peut la baiser plusieurs fois d’affilée. On rêve tous d’être comme lui (rires). (...)."
– "Elle rêve d’une vie meilleure. Elle fait un métier où elle gagne très peu d’argent. Vendre des frites en bord de route, ce n’est pas ça qui vous rendra riche. Alors elle tente de sortir de là, d’améliorer la situation. Elle n’est pas exactement dans la misère, mais elle fait partie des gens très modestes. Elle a envie de progresser dans la vie. (...)."
– "C’était la première fois que j’ai eu le pays tout entier contre moi. Comme pour Showgirls, bien sûr. Aux États-Unis, Showgirls a été pour moi un nouveau Spetters. Comme ça s’était déjà produit, la seconde fois a été moins pénible. Sinon, ça peut vous détruire. Mais au moins, le public n’a pas délaissé Spetters.
– "Pour les scènes de moto-cross, surtout pour sa première victoire, je me suis beaucoup inspiré de la course de Ben-Hur. (...). Ce qu’a fait Wyler est fantastique. On ne pourra jamais le refaire. Disons que notre M. Motocross en est un lointain descendant. Je me suis servi de cette séquence juste pour organiser mes idées et trouver ma mise en scène. Je le fais très souvent, parfois s’en m’en rendre compte, comme pour Basic Instinct. Sans m’en douter, je fais parfois référence à d’autres réalisateurs... J’ai en tout cas été très influencé par Sueurs froides. Je le connaissais très bien, mais je ne l’avais pas étudié avant le tournage. Je le connaissais bien pour l’avoir souvent vu. On ne s’en rend pas compte parce qu’on ignore comment les idées mijotent dans nos têtes. Elles viennent quand vous en avez besoin et vous les utilisez. Vous réalisez après qu’un autre les avait déjà trouvées avant."
Image
Restaurée en haute définition par Eye Film Museum Institute (Pays-Bas), cette copie non censurée bénéficie de couleurs nettement plus contrastées que par le passé. L’occasion de profiter dans les meilleures conditions de la photo de Jost Vacano, qui joue sur la polarisation entre colorimétries vives et atmosphère crayeuse dérangeante.
Son
Le Dolby Digital 2.0 restitue avec clarté les dialogues, de même que les ambiances et les musiques eighties (Michael Jackson, Blondie...).
Ce film de 1980 dût attendre 12 ans et le succès de Basic Instinct (mai 1992), pour trouver une salle d’exploitation à Paris, en octobre de cette même année 1992.
Galerie Photos
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Frédéric Mignard 20 juin 2016
Spetters - la critique + le test DVD
Quelques longueurs, mais une fascinante plongée dans la jeunesse néerlandaise de la fin des années 70. Sans concession !