Royal City . T1. Famille décomposée - La chronique BD

Depuis deux/trois ans Jeff Lemire retourne à ses amours de jeunesse. Rendu célèbre à 29 ans par le succès d’Essex County, son premier roman graphique, il est devenu depuis un auteur de référence dans le domaine des super-héros, exclusivement pour DC Comics dans un premier temps (Justice league dark, Superboy) avant de signer avec toutes les grands maisons (Marvel, Valiant, Image, Dark Horse). Suite à ce succès fulgurant, il a alterné à un rythme hallucinant (pas moins de neuf projets en cours) les aventures de super-héros avec des œuvres plus personnelles. Initié avec Winter road, Sweet tooth et même le génial Black Hammer (dont on attend le tome 2 avec impatience) il valide définitivement son retour aux sources avec une histoire intimiste se situant dans une petite bourgade de son Canada natal.

La bourgade en question s’appelle Royal City et on y suit le quotidien de la famille Pike. Lorsque le patriarche fait une crise cardiaque, les trois enfants et sa femme se retrouvent à son chevet. Cette épreuve fait écho au drame qui bouleversa leur vie quelques années plus tôt : la mort de Tommy, le cadet de la famille. Depuis le fantôme de ce dernier accompagne la vie des membres de sa famille.
Cette absence, cicatrice partagée et cause de leur solitude est un thème central de l’œuvre de Jeff Lemire. On la retrouve déjà sous forme de métaphore dans Monsieur personne (2009). Elle est abordée ici frontalement puisqu’elle est personnifiée par le personnage de Tommy, Fantôme prenant la forme la plus adaptée à la solitude qui ronge chaque personnage. Un compagnon de boisson pour Richard, un enfant en manque d’affection pour Tara, un ado en fuite pour Patrick ou encore un prêtre pour leur mère. Pour chaque personnage la cellule familiale agit comme un carcan engoncé dans le bitume de la ville. Cette ville, personnage à part entière qui donne son titre (une fois de plus) à l’œuvre et symbolise le berceau de tous les maux. Jeff Lemire explore le rapport au patelin d’enfance dont on essaye de s’évader pour tenter sa chance. Ce lieu si particulier qui cristallise les regrets et la nostalgie.

Ce décor abrite les fondations d’un récit fleuve. Comme il le fait si bien, Jeff Lemire tisse la toile des relations entre les personnages et livre avec nuances les clés émotionnelles qui vont permettre au récit de se déployer pendant les années à venir. On pressent un terreau fertile pour explorer les genres qu’il affectionne : les récits de vie, la saga sociale, le polar, le fantastique...

Si Jeff Lemire est ici en terrain familier, le projet de Royal City est cependant un véritable défi puisqu’il ne prend pas la forme d’un roman graphique mais d’une série mensuelle qu’il va essayer de développer sur plusieurs années. Pour reprendre l’analogie de l’auteur il tenter de passer d’un premier film à une série de plusieurs saisons. Au vue des thématiques développées et de l’exigence du marché américain, c’est une gageure. Cependant, s’il y a un auteur à qui on voudrait confier un tel projet et parier sur sa réussite ça ne pourrait être que lui.