Le 17 juillet 2024
La maison Cornélius met en place une opération éditoriale spéciale afin de faire face aux difficultés de trésorerie provoquées par une décision de justice. Après Ici Même et Thee Hoochie Coochie, c’est un autre éditeur alternatif qui fait appel à ses lecteurs pour se maintenir à flot. À cette occasion, notre rédaction vous propose un focus sur quelques publications marquantes de Cornélius, afin de vous donner envie de découvrir leur catalogue plein de pépites. De Robert Crumb à Shigeru Mizuki en passant par Nicole Claveloux, il y en a pour tous les goûts.
Les maisons d’édition alternatives de bande dessinée sont en difficulté, et c’est une nouvelle inquiétante pour la diversité du paysage éditorial français. Les structures dites « alternatives », qui proposent généralement des publications au graphisme ou à la structure narrative différentes et font parfois office de pionniers, cohabitent dans les librairies avec les albums des principaux éditeurs du marché, que ceux-ci soient par ailleurs indépendants (Glénat, Delcourt) ou la filiale d’un groupe plus important (Dupuis, Dargaud, Casterman…). La richesse du paysage éditorial français en bande dessinée repose notamment sur la présence de ces structures alternatives à l’économie parfois précaire, mais dont les publications connaissent régulièrement un succès critique – lors des festivals ou dans la presse – voire populaire : il suffit de penser au succès de Persépolis de Marjane Satrapi (l’Association) ou plus récemment à La couleur des choses de Martin Panchaud (çà et là) pour s’en convaincre.
Parmi les piliers de ces éditeurs alternatifs figure Cornélius, maison d’édition fondée en 1991 par Jean-Louis Gauthey, qui est reconnue pour la qualité de fabrication de ses albums et pour la richesse d’un catalogue qui oscille entre des publications que l’on pourrait qualifier de « patrimoniales » qui rendent disponible dans la francophonie des grandes figures du neuvième art comme Shigeru Mizuki ou Yoshiharu Tsuge, et la création contemporaine, avec la présence de grands noms de la bande dessinée indépendante comme Blutch (Mitchum, Peplum), Pierre La Police (L’acte interdit) ou Charles Burns. Les publications de Cornélius sont d’ailleurs régulièrement récompensées à Angoulême : Mauvaise filles de l’autrice sud-coréenne Ancco a reçu en 2017 le Prix Révélation du festival, quand L’Entaille d’Antoine Maillard fut lauréat en 2022 du Fauve Polar SNCF.
Gilbert, le cochon qui symbolise la maison Cornélius
Cornélius connaît toutefois des difficultés de trésorerie depuis la condamnation en justice pour « concurrence déloyale » de l’éditeur, condamné à verser 13 000 € de dommages à Delcourt, dans l’affaire des droits relatifs aux albums de Daniel Clowes. En effet, Cornélius a perdu les droits d’édition de la plupart des albums de Clowes, figure de la bande dessinée indépendante américaine que l’éditeur publie depuis une quinzaine d’année, au profit de Delcourt, qui a fait une offre supérieure à l’expiration des droits d’exploitation de la traduction française des albums. Cette stratégie s’est avérée rapidement payante en terme d’image pour Delcourt puisque Monica, le dernier album de Clowes, a reçu le Fauve d’or du meilleur album au dernier festival d’Angoulême. Face à cette situation, Cornélius a décidé de solder les albums dont ils ont perdu les droits, pour leur éviter le pilon : c’est cette opération qui a été condamnée par la justice. Cornélius revient sur l’affaire et explique le sens de sa démarche de façon détaillée sur son site internet.
Pour faire face à ce revers, Cornélius lance donc une « opération tirelire » et propose à ses lecteurs des packs divers, qui comprennent un panachage d’albums, des sérigraphies de qualité – d’Hugues Micol, Nicole Claveloux… – avec également des goodies et autres figurines. L’objectif pour l’éditeur : restaurer sa trésorerie en faisant découvrir son catalogue. Les amateurs des publications Cornélius ainsi que les curieux ont largement de quoi trouver leur bonheur.
Dans ce contexte, la rédaction d’àVoir-àLire souhaite également mettre la focale sur certaines publications de Cornélius que nous apprécions particulièrement.
Les mangas de Cornélius : des pépites parmi les publications patrimoniales
Le catalogue de Cornélius comprend quelques chefs d’œuvres de la production japonaise, qui bénéficient pour la plupart d’une fabrication cartonnée de grande qualité. Cornélius a fait (re)découvrir au public français des auteurs majeurs de l’après-guerre, comme celles de Shigeru Mizuki (1922-2015), et de la revue d’avant-garde Garo, comme Yoshiharu Tsuge (né en 1937) et Yoshihiro Tatsumi (1935-2015).
Le manga a investi de façon précoce le genre de l’autobiographie. Parmi celles-ci figurent les trois tomes de la Vie de Mizuki, dont l’existence méritait bien d’être narrée. Le mangaka qui a fait redécouvrir les yokaï et le folklore japonais décrit son enfance, puis les années de guerre où il engagé comme soldat dans l’armée japonaise et affectée en Nouvelle-Guinée – il y laisse d’ailleurs un bras –, et sa vie d’auteur en galère dans le Japon d’après-guerre. Il connaît par la suite le succès avec l’extraordinaire saga Kitaro le Repoussant, également éditée par Cornélius. Yoshihiro Tatsumi a raconté son enfance et sa vie d’auteur de manga dans Une vie dans les marges, où l’on comprend le processus qui conduit à formation du gekiga, ces mangas dramatiques destinées aux adultes. Tatsumi est également l’auteur d’histoires courtes qui témoignent de l’envers de la société d’abondance japonaise en mettant en évidence les exclus et les victimes des transformations socio-économiques. On y retrouve le quotidien de ces anonymes issus des classes populaires, confrontés au travail à l’usine, aux logements précaires. Ces histoires magnifiques et frappantes par leur violence sociales sont regroupées dans Cette ville te tuera.
Yoshiharu Tsuge a également publié des récits courts dans Garo. Auteur d’avant-garde par excellence, Tsuge explore le moi et déconstruit la narration classique en introduisant le rêve et la sexualité et en mettant en évidence des situations qui suscitent le malaise du lecteur. Parfois, il insère une touche de fantastique, tirant dans l’esprit vers une forme de gothique, dans l’esprit, mais pas dans le visuel, où justement les décors, les personnages sont tout ce qu’il y a de plus commun. Citons parmi les recueils publiés par Cornélius La vis, Le Marais, Les Contes du caniveau et Les Fleurs Rouges.
Du côté de la production américaine : de Crumb aux figures contemporaines
Figure majeure de l’underground dans les années 1960 et 1970, Robert Crumb – qui vit en France depuis plus de vingt ans, et a reçu en 1999 le Grand Prix d’Angoulême – est édité en langue française par Cornélius. Sa panoplie de personnages décalés souligne les perversions de l’Amérique et se moquent du mouvement hippie et de la société de consommation. Quelques-uns de ces personnages ont rejoint la culture populaire, comme le pervers Fritz the Cat. Sorte de gourou tendance charlatan à la longue barbe blanche qui arpente les rues de San Francisco, Mr.Natural se moque de ses disciples et mène une existence faite de faux renoncements matériels et de vrais escroqueries. Les propres perversions de Crumb sont mises en scène, avec l’aide de sa compagne Aline Kominsky-Crumb, dans divers recueils comme Mon problème avec les femmes.
Parmi les auteurs plus récents, soulignons la présence de Charles Burns (né en 1955), auteur de Toxic qui puise ses références graphiques (notamment la ligne claire) dans Les Aventures de Tintin, avec un héros à la houppette, mais au ton très différent d’Hergé, avec une narration bien plus déroutante. Le triptyque Dédales parle de cinéma et possède plusieurs niveau de lecture, avec des allers-retours entre l’imagination et le monde réel. Cette œuvre témoigne de la maîtrise de la narration de Burns.
Une production francophone éclectique
Du côté de la production francophone, c’est l’éclectisme qui règne, tant dans les thèmes, les générations que dans les réalisations graphiques. Parmi les auteurs les plus emblématiques, notons la présence de la talentueuse Nicole Claveloux (née en 1940), qui a bénéficié d’une belle rétrospective au festival d’Angoulême en 2020, dont le catalogue conserve une trace avec Nicole Claveloux. Les chemins de l’étrange. Paru dans Métal Hurlant en 1977, l’onirique La main verte est un bon exemple de l’art de cette autrice : ce recueil nous entraîne dans un univers surréaliste dans lequel les récits s’entremêlent. La production patrimoniale francophone de Cornélius comprend également l’excellent L’homme au landau de Jacques Lob : l’éditeur a compilé et réédité les bandes dessinées, saynettes, gag scénarisés et dessinés par Lob. Le trait de ce grand scénariste n’est peut-être pas le plus habile, mais l’on retrouve sa poésie dérisoire, son gout du non-sens, son irrévérencieux mordant et sa modestie a travers toutes ses histoires contée et racontées habilement.
La production de Ludovic Debeurme (né en 1971), dessinateur de l’intime capable d’explorer la paternité (Un père vertueux) comme l’enfance (Le Grand Autre) et qui a exploré dans son dernier ouvrage, La cendre et l’écume, la question du passage du temps sur la famille, s’avère particulièrement remarquable, et nous vous invitons vivement à la découvrir. La relève est également assurée dans le catalogue avec le talentueux Antoine Maillard, qui signe avec l’Entaille un polar qui met en scène des adolescents dans une bourgade au bord de mer, confrontée à la présence d’un tueur en série...
Nous espérons que ce modeste panorama – forcément subjectif – vous aura mis en appétit et vous donnera envie de découvrir la riche production de Cornélius, qui comprend bien d’autres albums !
Galerie Photos
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.