En 1995, le prestigieux Prix Pulitzer consacre enfin Richard Ford qui vient de publier Indépendance. On se souvient, quelques années plus tôt, du talentueux Week-end dans le Michigan où l’auteur réussissait le tour de force de rédiger un long roman entièrement constitué de flash-back dont l’action se déroulait sur trois jours.

Avec Péchés innombrables, Ford continue d’explorer les petits travers de l’Amérique blanche contemporaine, celle des classes moyennes ou aisées à l’image lisse et sereine. Ses personnages sont avocats, écrivains, banquiers, expert-comptables, agents immobiliers... Ils ont un peu plus de quarante ans, prennent conscience d’être à un tournant de leur vie. Leur existence semble réglée comme du papier à musique jusqu’au moment où survient le petit dérapage. Et c’est précisément cet instant-là qui intéresse Richard Ford. Dans ces onze textes, on découvre des hommes et des femmes à fleur de peau, aux sentiments ambigus, confrontés le temps d’une conversation ou d’une rencontre à la précarité de leur situation.

Comment combler le vide affectif, tromper l’ennui et la lassitude ? Pour ces hommes et ces femmes, l’adultère rallume parfois une petite étincelle. En fait, c’est surtout l’illusion de ce nouveau départ qui, le temps d’un week-end, paraît les combler. Ils souhaitent dévier d’un chemin tracé droit tout en fermant la porte aux malentendus : "Non, je ne suis pas championne là-dedans. Je le fais bien avec toi. Ce qui ne signifie pas que je suis amoureuse de toi. Ce n’est pas le cas", affirme Frances à l’un de ses collègues. Mais la déception qui découle de ces aventures, lorsque l’autre est enfin mis à nu, s’avère plus attristante encore que la banalité du quotidien.

Hommes et femmes ne se comprennent pas, n’habitent pas la même planète, n’ont pas les mêmes exigences. Les deux univers se frôlent mais jamais ne se touchent. L’élastique, à force d’être tendu, finit par se rompre. Même constat pour ce père téléphonant à son fils pour l’emmener à la chasse. Ils ne se sont pas revus depuis des années. Qu’ont-ils à se dire ? Que partagent-ils vraiment ? L’issue de cette rencontre ne les trompera ni l’un ni l’autre. Aucun personnage n’est dupe des apparences.

La tendresse incite parfois au pardon. Certains ne peuvent, pour l’avoir essayé, vivre l’un sans l’autre, à l’image de ce couple qui se surprend à rêver d’un nouveau départ, malgré la séparation... "Dans mon esprit tu pars avec moi", explique Tom. "Ça peut être la grande aventure de notre vie." Faut-il s’accorder une nouvelle chance au risque de renouveller ses erreurs ou est-il préférable de vivre dans le doute, rongé par les regrets ?

Toutes les nouvelles constituant Péchés innombrables possèdent cette espèce de charme insolent. En véritable chirurgien des sentiments, Ford dresse un émouvant constat des petits riens du quotidien, des faiblesses inavouables et des conversations tardives durant lesquelles les aveux surgissent. Fatalement, ce tableau est loin d’être rose. Fatalement, il est en plein dans la vie.