Le 21 août 2020
Ce premier roman réussit l’exploit de capturer, en quelque cinq cents pages hallucinées et hallucinantes, tous les maux de l’Amérique d’aujourd’hui et d’hier.
- Auteur : Stephen Markley
- Collection : Terres d’Amérique
- Editeur : Albin Michel
- Genre : Roman
- Nationalité : Américaine
- Traducteur : Charles Recoursé
- Titre original : OHIO
- Date de sortie : 20 août 2020
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
Résumé : Un soir, près de dix ans après s’être connus au lycée, quatre jeune trentenaires retournent dans leur ville natale de l’Ohio. Le temps d’une nuit, ils se croiseront, se frôleront et feront renaître des souvenirs enfouis ou à vifs – toujours bien présents. L’un est démocrate toxicomane, l’une est écologiste et rêve de sa petite amie disparue, le troisième est un vétéran chamboulé par l’Afghanistan et par ses réminiscences adolescentes, la dernière rêve de vengeance malgré l’amour qui alourdit encore son cœur.
Critique : En un roman virtuose, Stephen Markley capture tous les maux de l’Amérique d’aujourd’hui et d’hier, les condense pour mieux les faire se répondre. Son style, imagé, embrasse les cicatrices du Nouveau Continent, se faufile dans les crevasses qui s’élargissent, s’immisce, insidieux, dans les recoins sombres et sordides du pays où il est né, sur sa terre natale. L’Ohio, cet état reculé, coincé entre la Bible et la Rust Belt, entre bigoterie aveugle, complotisme et racisme, scindé par des divisions qui jamais ne se soigneront.
L’auteur, omniscient, est partout à la fois – dans la tête d’un toxicomane démocrate et même gauchiste convaincu, dans celle d’une jolie écolo hantée par celle qui disparut de sa ville en un claquement de doigts, dans les pensées d’un vétéran timide et coincé, toujours amoureux de la même fille depuis sa préadolescence, dans celles d’une poupée blessée et aveuglée par une amertume qu’attendrit ses sentiments. Ce premier roman semble être un recueil de plusieurs histoires qui finissent par s’entremêler, entre souvenirs et présent, l’un et l’autre se faisant irrémédiablement écho. Les personnages paraissent trop nombreux, fourmillent, les noms se mélangent dans nos têtes avant qu’enfin des actes et des pensées y soient liés. Subtilement traduit par Charles Recoursé, dont on sent à peine l’empreinte fugace mais bienvenue, Stephen Markley se joue des focalisations, en fait son outil premier pour créer une stupéfiante toile d’araignée, complexe et en plusieurs dimensions, comme démultipliée par les vies qu’il croise. À New Canaan, petite bourgade imaginaire de cet état reculé et rural, tout le monde se connaît, et se reconnaît, même dix ans après s’être quitté. La nuit où quatre anciens du lycée reviennent en ville est déclinée selon la perspective de chacun, lentement mais d’une manière addictive tout à la fois. La nuit qui changera tout – mais dont l’issue fut décidée bien avant, alors que les jupes dansaient sur les cuisses nues, que les disputes éclataient devant les casiers et que les premières fois faisaient vibrer les cœurs et les corps. Les uns croient, les autres ont abandonné la foi ; les uns se droguent pour mieux rêver, les autres meurent de ne pouvoir entretenir leurs espoirs.
Entre les hallucinations du Chardonneret, l’écologisme de Franzen, les batailles immémorables d’Écoutez nos défaites, la nature de Pete Fromm et la misère sociale et misogyne inhérente à Glory d’Elizabeth Wetmore, Ohio fait son miel de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui le suivront. C’est un livre qui chamboule et qui se dévore. Un livre qui ne s’oublie pas.
Stephen Markley - Ohio
Albin Michel
150mm x 220mm
560 pages - 22,90 €
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Kirzy 13 février 2021
Ohio - Stephen Markley - critique du livre
Il est rare qu’un premier roman percute le lecteur d’un uppercut aussi dévastateur, le laissant K.O après 560 pages d’une noirceur absolue tout en ouvrant une réflexion profonde sur l’Amérique post 11 septembre 2001.
Après un incipit implacable et désenchanté en forme de défilé funéraire ( celui d’un jeune soldat tué en Irak ), Stephen Markley plonge son récit dix ans après dans la ville fictive de New Canaan, Midwest, Ohio, conçue comme un microcosme emblématique de la décadence du pays. Quatre personnages principaux, bientôt trentenaires, anciens amis au lycée, y reviennent une même nuit, animés par des motivations très différentes.
Quatre chapitres, un pour pour chacun, dressant leur portrait de façon terriblement précise : il y a Bill, le révolté épris de justice sociale, ultra politisé et désormais junkie qui doit livrer un mystérieux colis ; Stacey, l’ex ado maladroite et chrétienne qui a réussi ses études, enfin prête à affirmer sans honte son homosexualité, revenu enquêter sur la disparition d’une ex petite amie qui a compté ; Dan, le plus touchant, ancien lycéen timide et intello, vétéran de l’Irak où il a perdu son oeil, il veut retrouver son premier amour ; et Tina, la belle nana du lycée devenue caissière chez Wal Mart, en quête de vengeance. Autour de ces quatre-là gravitent une bonne vingtaine de personnages secondaires. Cela pourrait être des stéréotypes et pourtant non, on sent rapidement toute l’épaisseur psychologique qui les enveloppe.
Il est également rare qu’un premier roman soit aussi riche dans sa construction. Les quatre récits se déroulent tous sur une même période, 12 heures d’environ, et entremêlent au présent des flashbacks de la période lycée. le lecteur est témoin de cette nuit à partir de perspectives distinctes et parfois contradictoires. Des fils sont laissés en suspens puis repris dans un chapitre suivant, des détails occasionnels prennent soudainement une signification nouvelle et surprenante. le procédé est classique mais là, il est incroyablement bien maitrisé : des secrets sont révélés, des trahisons dévoilées, des choix terribles à assumer, jusqu’à la déflagration finale qui explose lorsque tous les événements présentés, passé et présent, finissent par s’interconnecter.
Il est tout aussi rare qu’un premier roman affiche aussi haut ses ambitions : sonder à la fois les tréfonds de la condition humaine et tenter d’expliquer l’histoire politico-sociale d’un pays. L’auteur se pose en quasi moraliste et on sent bien à quel point le choix de son casting et des trajectoires diverses qu’il offrent est un arsenal pour dézinguer l’accélération de la dégénérescence de l’Amérique post 11 septembre : hypocrisie de la religion, homophobie latente, violences sexuelles, récession économiques, guerres impérialistes, ravages de la toxicomanie ... oui il y en a beaucoup et parfois trop car l’auteur est déterminé à écrire des pages à la puissance explosive pour étayer sa thèse. Ce systématisme alourdit parfois son propos mais n’enlève en rien son acuité.
Finalement, c’est sur un autre terrain, plus intimiste, que j’ai trouvé cet Ohio le plus convaincant : lorsqu’il évoque la persistance et la modification de la mémoire au cours d’une vie à partir de la période fondatrice et brutale de l’adolescence. Chaque page évoquant un fait présent semble appuyer sur un piston qui réactive un souvenir, bon ou mauvais. Et c’est très fort de voir ces personnages se débattre avec leur vécu d’adolescent, ruminant leur échec adulte alors qu’ils pensaient conquérir le monde, tentant d’étouffer des reflux douloureux en les requalifiant sans vraiment parvenir à tromper leur conscience. Et pourtant, dans cet océan de colère et de désillusion, ils cherchent malgré tout la petite lumière venue de leurs jeunes années qui pourraient leur apporter la rédemption.
Un premier roman au lance-flamme, à la force de conviction dévastatrice. Indubitablement marquant. Terriblement sombre.