Le Temps du loup
Le 4 janvier 2017
Tom Ford filme des loups dans la nuit pris dans la lumière des phares, des hommes aveuglés par le culte narcissique d’une beauté illusoire. Mise en abyme oscillant entre survival et drame avec ingéniosité… pour une très belle leçon de cinéma.
- Réalisateur : Tom Ford
- Acteurs : Jake Gyllenhaal, Laura Linney, Jena Malone, Michael Sheen, Michael Shannon, Amy Adams, Isla Fisher, Armie Hammer, Aaron Taylor-Johnson, Karl Glusman
- Genre : Drame, Thriller
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Universal Pictures France
- Date télé : 1er octobre 2024 22:28
- Chaîne : Ciné+ Premier
- Âge : Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs
- Date de sortie : 4 janvier 2017
- Festival : Festival de Venise 2016
Résumé : Deux histoires : celle d’une femme dont la vie est bouleversée lorsqu’elle lit le manuscrit d’un thriller envoyé par son ancien mari, et celle d’un homme dont les vacances en famille tournent mal.
Critique : L’atmosphère glacée qui fit de Tom Ford un cinéaste, en 2009 avec A Single Man, se pare pour ce deuxième long métrage d’une nuance auxiliaire : la terreur rentrée, érotisée évidemment car c’est là sans doute l’un des principaux axes de lecture du réalisateur - sa signature. Lassé, indubitablement, de ses années de stylisme hantées par le culte de la beauté factice et de l’idéalisation des corps, l’Américain trace une ligne de fuite claironnante dans Nocturnal Animals : la vénération du faux et de ses atours, pour lui, devra désormais être réprimée avec force. D’où cette amorce moitié burlesque, moitié cathartique, où des corps de femmes massives et charnues ondulent nues, poitrine brimbalante au ralenti. La représentation pourrait sonner comme une révolution en marche, celle d’un monde enfin libéré de ses diktats, mais déjà le tout-venant de la mode et des musées dans ce qu’elle a de plus vain se réapproprie cette performance artistique lors d’un vernissage mondain. Au sein de ce microcosme désabusé où l’arrivisme et le paraître valent monnaie d’échange, Susan Morrow, artiste réputéz d’une galerie newyorkaise, se trouve au bord de l’étouffement. Son second mariage avec un homme riche et séduisant ne la comble pas, tout comme sa morne et froide demeure d’architecte bordée par un géant "Balloon Dog" de Jeff Koons - la critique parle d’elle-même.
- © Universal Pictures. Tous droits réservés.
Cette vacuité vaut enfer pour une femme telle qu’elle, qui avait justement lutté toute son existence pour échapper à l’avenir que lui réservait sa mère, républicaine matérialiste, homophobe et raciste. Tandis que Susan couve une profonde dépression l’empêchant la nuit de trouver le sommeil, elle reçoit le premier exemplaire d’un roman, "Nocturnal Animals", écrit par son premier époux, Tony Hastings, qu’elle a quitté vingt ans plus tôt. Ce livre raconte le destin tragique d’un mari et d’une femme traversant pour leurs vacances le Texas avec leur fille. La tournure diabolique de cette histoire, sorte de survival à la Stephen King, va peu à peu déborder sur l’existence de Susan, la ramenant à son passé refoulé. Nocturnal Animals jongle dès lors entre sa vie tangible et léthargique, et la mise en abyme du roman de Tony.
- © Universal Pictures. Tous droits réservés.
Cette stratification de Nocturnal Animals entre la critique acerbe des faux-semblants, la vie morose de Susan ainsi que ses flashback destructeurs, et enfin le film dans le film imposé par la lecture du roman de Tony Hastings, repose sur une savante construction. Avec une maîtrise stupéfiante, Tom Ford avance subtilement ses pions. Tantôt le drame vécu par Susan Morrow bouleverse, se gargarisant dans la foulée de l’accablement magnétique que transcende Amy Adams - qui n’en finit pas d’éblouir -, tantôt le survival naturaliste, entre Délivrance et Chiens de paille, épouvante. Toute cette partie suspense inhérente au roman, d’ailleurs, avec sa brusquerie et sa violence remarquables, sidère. Focalisations et échelles de plan virevoltent avec une intensité rare - voir les doigts de la main en coupe frappant le capot de la voiture. La richesse de la photographie, sans prétention, permet alors de très belles choses. Entre ces strates, le cinéaste fait naître un dialogue où les formes s’entrechoquent : d’un côté l’absurdité de la stase formelle et d’un monde où Narcisse règne en maître, de l’autre un espace où la caméra vacille, où les corps transpirent et saignent. La beauté des corps imposée par la publicité - qui vaut par capillarité lobotomie -, pour Tom Ford, n’est autre que la négation de la vie. Ainsi, le martèle-t-il lors de la vision des deux cadavres de femmes, nus, sur la banquette rouge immaculée, ou encore en choisissant des éphèbes - Aaron Taylor-Johnson, Karl Glusman… - pour incarner monstruosité et bestialité : une perfection aussi aseptisée ne débouche que sur la mort.
- © Universal Pictures. Tous droits réservés.
En substance, Nocturnal Animals se veut le récit de deux vengeances : celle d’un des protagonistes, puis celle de son réalisateur à l’égard du microcosme qui l’a fait connaître, et par extension contre les idées encore trop stationnaires de l’Amérique contemporaine et de ses politiciens. Les personnages de la mère de Susan et de l’artiste interprété par Jena Malone - dont le sarcasme un peu fou nous avait déjà séduits dans The Neon Demon - donnent par exemple l’occasion au cinéaste d’une diatribe purificatoire. Si Tom Ford ne réussit pas néanmoins complètement à se défaire lui-même des formes et modèles de pensée qu’il dénonce, les émotions qu’il cherche à travers elles à susciter touche. Le cinéma, dans tout ça, ne se retrouve quant à lui pas reléguer au second plan. Toute l’introduction - que l’on classerait volontiers dans la catégorie film noir - reste à ce titre un modèle du genre. Les plans d’ensemble stupéfiants sur la ville lézardée de nuages, le basculement entre les corps vieillissants et flottants des avatars Saint-Phallien et les plongées vues du ciel sur les courbes parfaites des échangeurs autoroutiers… il y a là alors de véritables velléités d’auteur chez Tom Ford, qui soutient que l’architecture même de nos cités nient le bien-vivre. Lorsque les lumières de la ville vaniteuse aveuglent allégoriquement par un ingénieux montage le visage de Susan - la faute au reflet des phares de sa voiture sur la porte rutilante de sa maison -, tout est déjà dit. Lorsqu’elle se tranche le doigt en ouvrant l’enveloppe kraft abritant le roman de son ex-mari, la métaphore se suffit à elle-même.
- Copyright Merrick Morton / Focus Features
Sans prétendre effleurer l’essence de Nocturnal Animals, au moins peut-on s’interroger sur la manière avec laquelle il s’attarde sans surprise sur la nuit. Dans l’obscurité, semble affirmer Tom Ford, le loup qui sommeille en nous point, nous embrase. C’est au cours d’une nuit noire à la Twin Peaks que Tony Hastings - génial Jake Gyllenhaal tiraillé entre la faiblesse et la folie destructrice - découvre l’incarnation de cette entité cauchemardesque qui l’emportera lui-même, c’est à la faveur d’une nuit d’insomnie que Susan comprend sa part d’ombre - le roman de Tony n’agissant que pour télescoper ses erreurs. Les exemples abondent. À la toute fin de Nocturnal Animals ne reste plus que la beauté superfétatoire dans son dénuement le plus pur. Par-delà les paillettes fallacieuses et les espaces stériles réservés aux nantis, ne règne plus qu’une solitude mortifère. Belle leçon d’un homme - Tom Ford - tentant à sa mesure de défaire les liens qui l’enserraient jusqu’alors.
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mireille 8 janvier 2017
Nocturnal Animals - Tom Ford - critique
Surprenant, captivant !
nous passons d’une vie à l’autre, les images sont belles, les histoires se mêlent et se défont ...
bien mieux que Mullholand Drive
cependant j’ai une question :
qu ´en est- il de la fille de Susan ?
quel est son père ?