Masque de Chair : Scylla et ses autres vies

Notre avis : Au vu de sa pochette et de son morceau introductif, Qui Suis-je ?, Masque de Chair serait l’occasion, du moins on peut le penser, pour Scylla de se trouver, ou au moins de se chercher, par une écriture expiatrice servant de guide au rappeur belge. En réalité, loin de ne parler que de lui, le poète adopte une orientation bien plus complexe, avec comme gouvernail un sujet fort, celui de la réincarnation. Sujet étonnant car très peu évoqué dans le paysage du rap, ce mode de pensée parcourt ce deuxième album tel un fil conducteur d’un projet plus diversifié que le précédent, Abysses. Freestyles, morceau de potes, hymnes, confessions, égotrip, autant de variations pourtant unies par une ambiance musicale globalement sombre et torturée, y compris lors de ces quelques égotrips (Arrête tes Couilles), portés par la voix rauque et lourde d’un Scylla en pleine possession des particularités de sa voix. Unies également par cette thématique principale donc, qui, même lorsque l’on ne la perçoit pas à la première écoute, accompagne de bout en bout, par petites ou grandes touches, Masque de Chair.

Copyright : Andy Sabkhi

Loin de ne se soustraire qu’à l’idéologie de la réincarnation ou les raisons justifiant le choix d’en constituer le pilier de son projet, Scylla s’en remet surtout à elle pour déployer une série d’images puissantes, générées par une écriture poétique de toute beauté. On pourra reprocher dans un premier temps, surtout dans Enchanté, une certaine redondance à rester à la surface de son idée fondatrice de Masque de Chair, notamment dans les explications « rationnelles » (« Et j’ai envie d’y croire juste parce que l’idée me plaît »), cependant, là ne réside pas le sujet pour le rappeur. En album d’une grande exigence qu’il est, il requiert un certain temps avant d’outrepasser cette pseudo-répétition pour réellement distinguer le contenu se cachant derrière. Se cacher derrière, voilà ce que Scylla entreprend, par l’effacement de son individualité, ou en tout cas la réduction de son enveloppe corporelle vers une conscience bien plus collective. Dans son regard universel porté sur l’humanité, le MC belge accumule en lui des siècles d’Histoire, des siècles de vie, de joie, et de souffrance, comme un témoin de l’humain dans sa splendeur autant que sa décadence. On pourrait trouver le concept pompeux s’il n’était pas traité de manière aussi juste et subtile, au point de ne jamais désorienter l’auditeur, bien qu’il lui faille plusieurs écoutes pour assimiler la majeure partie des propos. Surtout, derrière ce rapprochement entre les événements séparés par des années, entre les hommes séparés par des kilomètres, entre les idéologies séparant les humains, résonnent comme un magnifique message de paix et d’unicité entre les individus, capable, une fois ensemble, d’un soulèvement de l’esprit (« Je veux prouver que même en étant des milliers, on peut tout de même ne former qu’un seul être »).

Copyright : Andy Sabkhi

Pour autant, comme si Scylla menait une recherche d’équilibre au sein même de Masque de Chair (par glissement au sein même de sa personne), son individualité continue de s’exprimer au travers de morceaux plus intimistes, sans tomber dans la confession appuyée. Loin de l’affrontement entre deux penchants de personnalité tel qu’il peut le relater dans Masque de Chair, morceau le plus chanté et mélodieux du projet, invitation à révéler son véritable visage, et son âme, en dichotomie avec le masque du titre, le rappeur se libère, lui et ses opinions. Par ses freestyles le poète saisit l’occasion de notamment tacler la tendance trop égotrip du rap (Arrête tes Couilles) et de réunir ses amis, rappelant l’importance du collectif dans le rap et même dans sa vie quotidienne. Très peu de featurings composent le projet (2 seulement, sur 15 morceaux), pourtant, par le « choix » des artistes déjà, Furax Barbarossa et B-Lel, et par la complicité unissant les trois artistes, ces collaborations résonnent comme un hymne à la fraternité. Même lorsque les paroles n’y font pas allusion directement, la forme révèle cette force et cette convivialité, sur Chopin, où chaque rappeur pose leurs rimes sur la même instrumentale, à trois dans la même voiture dont Scylla est le chauffeur, pour une visite de Bruxelles. Surtout, cette notion explose dans le magnifique Esprit Fraternels, avec B-Lel, dont la dernière partie atteint un pic émotionnel par la voix, l’ambiance musicale, et l’écriture du MC, cri d’amour à sa famille et à son ami, alors que le reste de l’album, dans sa puissance, propose déjà un grand niveau de poésie et d’humanité. Autant intellectuellement qu’émotionnellement, Masque de Chair installe l’auditeur dans une écoute active, submergé par de sublimes envolées musicales et un aboutissement total de la forme comme du fond. Un grand album.

Copyright : Andy Sabkhi