Le 7 juillet 2020
Cristi Puiu nous livre une réflexion vertigineuse sur la mémoire et l’art cinématographique.
- Réalisateur : Cristi Puiu
- Acteurs : Frédéric Schulz-Richard, Agathe Bosch, Diana Sakalauskaité, Ugo Broussot, Marina Palii,, István Téglás
- Genre : Drame, Historique
- Nationalité : Suédois, Suisse, Roumain, Bosniaque, Serbe
- Distributeur : Shellac
- Durée : 3h20mn
- Date de sortie : 8 juillet 2020
- Festival : Festival de Berlin 2020
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Résumé : Caché dans les montagnes enneigées de Transylvanie, dans l’empire austro-hongrois, se trouve un manoir dans le village de Malmkrog, qui donne son titre à ce film. On est balancés dans ce paysage complètement blanchi, en apparence d’une paix absolue au crépuscule du 19ème et l’aube du 20ème siècle. L’aristocrate propriétaire du manoir et philosophe a invité des amis distingués : un politicien, un général militaire et son épouse, une pianiste et une éditrice orthodoxe, à y passer un séjour. On est ainsi transportés dans le temps ou plutôt, on nous ouvre une fenêtre par laquelle on fera acte de voyeurisme. Le film, structuré en six chapitres, portant chacun le nom d’un des personnages, dont celui du majordome, nous invitera à suivre leurs débats philosophiques autour du mal, de la guerre et la paix, la culture, l’identité, l’évangile ou encore la morale. L’hétérogénéité de leurs points de vue servira de suspense prophétique au tournant du siècle. Dans une ambiance de huis clos pouvant rappeler {Le Charme discret de la bourgeoisie} de Luis Buñuel, chaque chapitre se concentre sur le fil d’un sujet qui est débattu vivement et sur le personnage qui a lancé le sujet du débat en cours. La puissance philosophique du film tient en premier lieu à son origine. Le scénario est en fait tiré du texte{ Trois entretiens. Sur la guerre, la morale et la religion (suivi du court récit sur l’Antéchrist) } du philosophe russe, Vladimir Soloviev, publié en 1900 et amené à la vie par les comédiens dans une véritable prouesse.
Critique : Alors que le film ménage une régression dans le temps, tout semble très « réel », ne subit pas de coupures à travers le montage. Ce qui est tout à fait propre à cette réalisation, c’est la sensation que le temps passe comme dans la vie. Les plans, d’une durée de dix à quinze minutes en moyenne, nous permettent de suivre l’entièreté des conversations. Ainsi, le long métrage réussit-il à la fois à être un document sur la subjectivité des individus (les mentalités, les idéologies, les croyances, les mots des personnages) et, en même temps, la réalisation provoque une "sensation" organique : on perçoit la pesanteur de chaque minute et de chaque mot. Comment la mise en scène résout-elle son intention d’ouvrir une fenêtre historique naturaliste, tout en laissant présent le caractère subjectif de la mémoire ?
- Copyright Shellac Distribution
Au fur et à mesure des séquences, la caméra devient plus mobile, mais la sensation d’une œuvre naturaliste demeure : chaque débat, chaque action importante ou banale, occupe une durée totale, sans raccourcis. Certes, lors du premier segment, la configuration filmographique est plus figée, avec des grands plans ouverts où l’on voit la totalité du groupe, comme si l’on était au théâtre. Mais peu à peu on a plutôt l’impression de devenir un fantôme qui espionne. La réalisation privilégie les plans de taille, l’œil du réalisateur se place juste à côté des personnages, bouge discrètement pour suivre leur conversation. Petit à petit, on se rapproche des protagonistes (souvent grâce à des gros plans), la caméra devient plus mobile. On ne ressent donc plus la théâtralité initiale. La fluidité graduelle est peut-être aussi due à l’hypnose du spectateur, comme une forme de réussite qui consiste à le faire entrer dans un rythme. En effet, par la suite, les personnages seront souvent à table et on aura l’impression de se trouver derrière une fenêtre cachée, invisible, qui s’est ouverte à nous. Que l’on soit un fantôme ou un observateur qui guette par cette fenêtre, on ressent toujours une manière unique d’amener le temps, de le rendre présent, ce qui constitue à la fois un trésor cinématographique et une expérience sidérante.
Le dialogue est le conducteur majeur de ce film, toutes les actions sont véhiculées à travers les élocutions. Un autre aspect participe également à la sensation d’immersion dans ce monde, comme un voyage dans le passé : il n’y a pas une introduction scénarisée pour se situer dans une temporalité, un espace, même si on peut deviner qu’on est en Europe ; on a affaire, d’ailleurs, à une véritable tour de Babel, avec la présence de plusieurs langues, le français, parlé entre les aristocrates, l’allemand entre le propriétaire et le majordome. De leur côté, les servants parlent en roumain. Le prélude est une introduction sur le paysage, qui a une consistance visuelle, même hypnotique. On capte ou on devine les informations au fur et à mesure, lentement, en suivant les discussions et en formulant des hypothèses.
Dès lors, on peut davantage pointer une « naturalité », également présente dans le scénario : il n’y a pas de recours à des séquences typiquement pédagogiques sur l’identité des personnages, leur relation, etc. Le spectateur est véritablement un visiteur du futur qui perçoit graduellement le portrait global de chaque personnage. On a l’impression que le réalisateur propose aussi bien des tableaux qui ont une dimension chorale que des portraits individuels, dont il sculpte la forme finale pour mieux la faire ressortir. Le jeu des acteurs se conjugue à la profondeur évidente des personnages, ce qui confirme le savoir-faire de Cristi Puiu, après des films comme Sieranevada, Les ponts de Sarajevo ou La mort de Dante Lazarescu.
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Le plus fondamental dans Malmkrog, c’est le propos sur la mémoire, sur le passé qui rend visible les structures et les agencements du présent. Alors qu’on ressent, qu’on observe tout à travers une fenêtre « objective » orientée vers ce temps révolu (« objective » signifiant ici "percevoir un objet en soi dépuré et indépendamment d’un point de vue"), la dimension subjective de la mémoire est rappelée par le contenu des débats. En effet, grâce à la diversité des avis, souvent complètement antagoniques, il nous est signifié que raconter l’histoire, c’est toujours une affaire de perspective. Pour qu’on ne puisse plus cerner une époque donnée, avec un archétype de pensée principale, par exemple celle d’une mentalité « illustrée » ou « colonialiste », on observe la complexité et les fissures au sein de chaque thématique, qui façonne chaque époque.
Un suspense sombre en crescendo se matérialise discrètement pendant le film. Non pas parce que les actions des personnages de l’histoire deviennent obscures, mais parce que cette confrontation d’avis profile la suite d’événements qui éclateront en Europe et dans le monde durant le vingtième siècle. Cette sensation se cristallise très concrètement dans des faits mystérieux qui interrompent soudainement les discussions : des chants assez joyeux, le son des cloches qui carillonnent des notes mystiques et mystérieuses, cet air pur et festif d’hiver ; et puis, arrive un événement tout à fait volcanique, un éclat de violence inexplicable qui est plutôt de l’ordre de la prémonition. Il faut noter que la réaction des aristocrates face à ces irruptions est très intéressante : ils restent assis, choqués, mais beaucoup plus par l’inertie des serviteurs qui ne répondent pas à l’appel de leur petite cloche que par les bruits et les cris. On les voit installés de plein droit dans leur privilège, préférant l’apparence du calme, malgré leur confusion évidente, manifestant leur refus et leur incapacité à se connecter avec le monde extérieur et à interagir avec la réalité matérielle, en dehors des idées et des débats. Dans le chapitre sur István, le majordome, on voit d’ailleurs remarquablement que, confrontés à une réaction violente, la rigidité et le dédain des aristocrates envers les serviteurs se propagent également au sein de leur propre hiérarchie.
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Puiu nous offre une œuvre unique et courageuse, et les comédiens, une performance inédite. Le montage, le scénario, la mise en scène et l’image participent tous d’une attention au détail prodigieuse. Malmkrog s’avère autant une fiction qu’un objet de mémoire, un document philosophique et une œuvre expérimentale. A la manière de sculptures, les personnages et les idées se bâtissent face à nos yeux, les scènes deviennent des tableaux ; le synopsis, comme un tic-tac rythmé, ne relâche jamais sa puissance philosophique et le temps se dissout en grains, comme des flocons de neige tombant, rendant perceptible autant le passé qui se raconte que le présent en voie de disparition. Ce film récompensera la concentration du spectateur d’une révélation surprenante, s’il s’engage à vivre cette œuvre, qui a définitivement déjà sa place parmi les grands films du septième art.
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