Critique : La surabondance de nouveautés est pas pour autant gage de profusion de styles. Mais certains font de la résistance à l’instar de Richard Millet, ardent défenseur d’une littérature qui honore autant les finesses grammaticales que l’opulence de notre vocabulaire. Tandis que les amateurs d’une simplicité du verbe continueront leur chemin, les amoureux d’un patrimoine littéraire magnifié par Proust, Gracq et consorts seront en terrain conquis avec Ma vie parmi les ombres. Le vingt-cinquième roman de Millet, sorti en 2003, réunit l’ensemble des thèmes chers à son auteur, à commencer par l’appauvrissement de la langue française, la disparition de ses composantes que sont les patois régionaux et plus largement une certain nostalgie du passé et de ses valeurs.

Une tour moderne dans le quartier de la Place d’Italie à Paris. Pascal, un écrivain cinquantenaire, raconte à Marina, sa jeune maîtresse, son enfance à Siom, un village reculé du Limousin. Durant toute une nuit, l’homme fait revivre les figures marquantes de sa famille.

Les Bugeaud font partie de ces tribus qui ont marqué de leur empreinte la vie des communautés rurales, pour peu à peu perdre de leur prestige au fil de l’histoire contemporaine et de ses vicissitudes. Il y a Marie, veuve d’un soldat disparu dans la tourmente de la Grande Guerre, sa sœur Louise, grand-mère du narrateur, dépouillée par des résistants à la petite semaine lors de l’occupation, Jeanne, accrochée à son commerce et Solange, enfin, une mère absente qui évite toute forme d’affection à son enfant bâtard. Le narrateur grandit dans cette communauté matriarcale d’un autre âge, afin de se réfugier peu à peu dans les livres, sans pour autant omettre d’observer avec minutie les choses ordinaires d’un monde rural en passe de disparaître.

L’enfant recueille les souvenirs d’objets et de sensations bientôt classés au rang d’antiquités poussiéreuses, tel le goût de ces poires aux noms enchanteurs que déjà Proust évoquait en son temps. Devenu écrivain, Pascal, s’appliquera de même à jouer les "veilleurs funéraires", en ranimant au fil de ses mots une cohorte de visages anonymes depuis longtemps effacés.

Plus qu’un monde et ses fantômes, c’est notre patrimoine linguistique que Richard Millet tente de sauvegarder car "une langue possède un corps et que ce corps, comme celui des humains, est un objet d’amour et de souffrances, de respect et de haine, la condition d’un salut et aussi notre perte".
A l’image du narrateur qui s’égarait enfant dans les dédales des bâtisses familiales, le lecteur se laisse perdre avec bonheur dans le flot des mots de Millet, déversés en ribambelles de subordonnées musicales.