J’ai deux amours
Le 21 novembre 2005
Assouline réinvente l’honnête homme témoin de son temps dans une épopée romanesque éblouissante.
- Auteur : Pierre Assouline
- Editeur : Folio
- Date de sortie : 15 juin 2019
Assouline réinvente l’honnête homme témoin de son temps dans une épopée romanesque éblouissante.
L’Europe se relève à peine des blessures de la Grande Guerre qu’elle se précipite irrésistiblement dans une autre tourmente. Mais ici, ni combats ni mitraille, l’histoire se traverse au rythme lent d’un vaisseau mythique, l’Hôtel Lutetia. Edouard Kiefer en est le détective sur qui repose la sécurité de l’établissement. Une chambre sous les toits, une disponibilité de tous les instants, un oubli total de soi pour s’offrir aux autres et à une certaine idée de la France. Trois époques jalonnent l’histoire du Lutetia. Avant, pendant et après la guerre. Et les seules échappées qui nous seront permises sont les regards que l’on peut voler à travers une fenêtre où sur le toit de l’hôtel où le monde semble nous appartenir. Avant guerre, c’est le faste du seul palace de la rive gauche, comme un clin d’œil rebelle aux institutions d’outre-Seine. On y croise tout ce qui bouge et fait jaser, artistes, écrivains ou hommes politiques, dans l’insouciance un peu forcée d’un monde qui s’éteint. Car tous devront laisser la place. Quatre ans de réquisition pendant lesquels le personnel, immuable, devra mettre tout son savoir-faire au service de l’occupant. Enfin, la Libération videra l’hôtel de l’état-major allemand, pour accueillir, dans ces mêmes murs, les déportés rescapés des camps.
C’est bien un condensé d’histoire qui prend forme dans ce lieu clos, une mise en perspective de toutes les ambiguïtés et incohérences du temps de guerre. La voix du narrateur, en premier lieu, incarne ce déchirement d’une Europe où les choses ne sont pas forcément aussi tranchées qu’on voudrait nous le faire croire. Kiefer est alsacien et doit se débattre avec une langue qui est à la fois celle de sa mère et celle de l’envahisseur, une langue qui résonne à la fois du bruit des bottes et du chant des poètes. Alors il fait de son métier une carapace inviolable qui va lui permettre d’affronter l’horreur du monde sans ciller, sans souffrir, peut-être aussi sans vivre, mais c’est le prix à payer. Mais dans cette existence si parfaitement verrouillée, il y a un pointillé qui dévie parfois la ligne droite. C’est Nathalie, l’amie d’enfance, roturière bien mariée, qui réveille en lui les émotions enfouies d’un amour qu’il refuse de reconnaître.
Il est vrai que dans ces temps où les repères volent en éclat, chacun fait de sa vie ce qu’il croit juste. Pour Kiefer, ce sera une neutralité obstinée. Mais jusqu’où aller sans perdre son âme ? Alors parfois, lorsque les émotions débordent, lorsqu’il n’est plus possible d’avoir recours à la raison, "quand on obéit à des pulsions secrètes qui défient le sens commun, il faut juste agir, se taire et faire le dos rond".
L’écriture d’Assouline coule comme le cours de l’histoire, avec des parfums d’épopée et de grandeur romanesque. Elle dit la complexité humaine, les mille visages de l’horreur, et les mille regards que l’on peut porter sur elle, elle réinvente un honnête homme qui serait observateur de son temps sans jamais se faire juge, elle parle d’humanité.
Pierre Assouline, Lutetia, Gallimard, 2005, 440 pages, 21 €
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laurent.patrier 28 novembre 2005
Lutetia
Une réussite magistrale. Il fallait tout le talent de Pierre Assouline pour retracer cette dérive d’un lieu magique, voluptueux, vers la barbarie, puis l’épouvante à travers une intrigue où l’espoir demeure.