Le 5 avril 2016
Un délicieux labyrinthe, poétique et d’une belle originalité.
- Réalisateur : Raúl Ruiz
- Acteurs : Geneviève Mnich, Jean-Bernard Guillard, Philippe Deplanche, Nadège Clair, Théo Légitimus
- Genre : Drame
- Distributeur : MK2 Distribution
- Durée : 1h57mn
- Date de sortie : 5 octobre 1983
- Festival : Festival de Cannes 1983
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Résumé : Par une nuit de brouillard, un étudiant rencontre un matelot qui, pour trois couronnes, accepte de lui raconter sa vie et ses étranges aventures.
Critique : En s’inspirant de divers cinéastes (Welles, évidemment, mais aussi Godard ou le Lewin de Pandora), d’écrivains (La nuit à Lisbonne de Remarque ou La Complainte du vieux marin de Coleridge), mais aussi de Wagner, de légendes, Raoul Ruiz construit un film composite marqué par des choix esthétiques audacieux : les filtres de couleurs, le grand angle, le goût des amorces dans le plan ou de la contre-plongée. Mais c’est aussi par le travail sur le son, avec la voix off envahissante ou le mixage qui met en valeur des éléments irréalistes, que le cinéaste crée une « inquiétante étrangeté », non pas en une recherche froide et arbitraire, mais pour appuyer un scénario fort, aussi riche que complexe. Impossible bien sûr de résumer cette œuvre : un étudiant assassin rencontre un marin qui lui raconte sa vie intrigante. Çà, c’est la base : le reste est une suite de rencontres improbables, de gens qui ne pensent qu’à raconter leurs vies. Mais tout le monde connaît déjà ces récits ; c’est que nous sommes dans un autre monde, un « au-delà » annoncé dès le début, dans lequel tout est possible. Et de ce point de vue, Ruiz scénariste se déchaîne : entre le « docteur » qui rajeunit s’il ne mange pas, la femme qui n’a qu’un orifice ou les marins qui ne défèquent jamais, l’invention est constante. C’est d’ailleurs l’un des plaisirs du spectateur que cette dérive dans l’irréel baroque. Et pourtant, dès le début, Ruiz lui-même nous avertit que ce n’est qu’un film, une histoire ; mais cette distanciation revendiquée n’empêche pas l’extrême sérieux avec lequel ce mythe réactualisé est conté.
S’il est possible de se laisser aller à la pure contemplation, le spectateur ne peut s’empêcher, avec son rationalisme inné, de chercher un sens. Ruiz a beau brouiller les cartes, les faits narrés étant contradictoires, on est sans cesse porté à interpréter, surtout face à des éléments inexplicables ou obscurs. S’il nous trouble à ce point, c’est que le film brasse des thèmes universels : l’homme face à la mort, évidemment, l’angoisse existentielle, mais aussi, plus souterrainement, la question de l’identité qui n’est pas très loin de la folie. On pense fugitivement au Horla de Maupassant quand le corps du matelot est possédé par un autre, mais c’est toute la fiction qui est contaminée par ce questionnement incessant : qui est « je » ? Chaque personnage porte en lui une interrogation : le prêtre noir est mort dix ans avant sa rencontre avec le héros, un marin se suicide puis revient, « l’aveugle » ne peut que mentir… Tous sont aussi improbables qu’intrigants, mais leurs mystères cumulés créent un mystère plus grand, essentiel, un vaste jeu sur le destin ou plutôt la prédestination. Évidemment, on cherchera en vain des réponses : comme le répète le matelot, « vous savez ce que je veux dire ». Non, on ne sait pas : Ruiz s’amuse de cet ineffable et ruine des interprétations simplistes ; c’est ainsi que la « mère » qu’un marin « loue » lui explique le sens de la vie à travers de vagues formules marxistes, ou qu’un discret anticléricalisme empêche, à la manière des surréalistes, toute explication transcendante. Définitivement, le sens est perdu : les histoires se croisent, se multiplient, sans qu’un grand ordonnateur ne leur assigne un dessein. Nous sommes tous perdus en mer, condamnés à errer en une quête inutile et pourtant passionnante.
Répétons-le, Les trois couronnes du matelot est d’abord un film ludique, débridé, un dédale dans lequel il est délicieux de se perdre. On n’en finirait pas d’en inventorier les trouvailles : le mélange des registres de langue, très drôle, les sentences définitives (« la vie est une blessure absurde », « le monde est un mensonge »), mais aussi les innombrables inventions visuelles, les jeux avec les clichés … La surprise est constante, qui fait de cette œuvre, sans doute l’une des plus accessibles de son auteur, un festin esthétique et intellectuel, que l’on savoure indéfiniment, chaque vision ajoutant à la mémoire un détail saugrenu oublié.
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