Le 18 décembre 2024
Un grand film sur les apparences, en même temps qu’une ode géniale à Mastroianni.
- Réalisateur : Raúl Ruiz
- Acteurs : Marisa Paredes, Chiara Mastroianni, Marcello Mastroianni, Lou Castel, Arielle Dombasle, Nanni Moretti, Melvil Poupaud, Marilyne Canto, Anne Dorval, Agathe Bonitzer, Roland Topor, Féodor Atkine, Guillaume de Tonquédec, Monique Mélinand, Anna Galiena, Pierre Bellemare
- Genre : Comédie
- Nationalité : Français, Portugais
- Distributeur : Alfama Films
- Editeur vidéo : Blaq Out
- Durée : 2h03mn
- Date de sortie : 22 mai 1996
- Festival : Festival de Cannes 1996
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Résumé : Tantôt riche personnage qui aide un jeune couple, professeur en Sorbonne qui devient clochard ou maître d’hôtel, Marcello Mastroianni campe un personnage affecté par le syndrome de la multiplication de la personnalité. Pris dans le tourbillon de ce conte fantastique, Mastroianni vit trois vies et assume trois destins qui ne cesseront de s’entrecouper tout au long du film.
Critique : Sans doute Trois vies et une seule mort est-il l’un des films les plus représentatifs du cinéma de Ruiz en ce qu’il en propose une sorte de schéma matriciel, presque une théorie. D’un côté, des histoires : des personnages qui gravitent autour d’un seul, à l’identité changeante, interprété par Marcello Mastroianni ; des histoires, certes, mais des histoires à la charge fictionnelle chancelante. En effet, elles sont pleines de trous, d’incohérences ; les comportements sont inexplicables (pourquoi le professeur s’arrête-t-il au milieu de l’escalier avant de rebrousser chemin ? Que cachent les photos regardées par Tania ? Qui dit « Je t’aime Carlos » ? etc.) ; ce qu’attaque Ruiz, c’est la causalité, le personnage, c’est-à-dire tout ce qui fonde la narration classique. C’est que partout la réalité prend l’eau : si le mari disparu part d’une situation plausible, l’ « explication » des fées qui dévorent vingt ans de vie l’est moins. Partout le surnaturel féconde les intrigues multiples, foisonnantes, les contamine jusqu’à l’image qui regorge de faux-semblants, de teintes ou de miroirs improbables. À ce titre la séquence des fées, séquence rouge, est très représentative puisqu’elle « colore » également la séquence suivante.
Alors oui, Ruiz raconte des histoires, mais ces histoires se contestent elles-mêmes au fur et à mesure qu’elles avancent. Elles sont à ce point distanciées et ahurissantes que le spectateur peut hésiter entre fascination et ennui mais en aucun cas il ne peut se prêter à l’identification. Il ne peut s’absorber dans une intrigue qui ne cesse de lui échapper ; en ce sens, le cinéaste rejoint une démarche moderne, mais il s’en éloigne par la profusion et un certain décalage. Dès le début d’ailleurs, avec Pierre Bellemare en narrateur, une distorsion se fait jour : le contrat initial (Bellemare en gardien de la réalité du fait divers) est rompu par une série de « rebondissements » invraisemblables. Or ce décalage va perdurer, avec de régulières interventions de Bellemare qui ponctue sérieusement chaque histoire, l’ironie le poussant à multiplier les précisions temporelles (du type « deux jours plus tard »).
Mais le propos du film n’est pas d’être une simple et jouissive contestation ; il est d’abord et avant tout un magnifique catalogue d’inventions formelles et scénaristiques : jamais Ruiz n’apparaît limité ou en baisse de régime, rebondissant d’une incongruité à une autre, d’un trucage à l’autre (toujours naïfs, inspirés davantage par Méliès que par le numérique). De cette profusion incessante naît une sorte de vertige, qui peut être fascinant, et même très fascinant si on se prend au jeu, mais également décevant, puisqu’il n’y aura pas d’explication définitive, de résolution ultime. Au fond, Ruiz ne cesse de dire que la réalité n’existe pas, que tout est reflet, trompe-l’œil, que nous vivions dans un monde d’apparences. En bon baroque, il ne croit qu’au masque ; sauf que derrière le masque, il n’y a plus rien. Les personnages incarnés par Mastroianni n’ont ni profondeur ni psychologie : ils ne sont que des silhouettes agissantes (peu) et parlantes (énormément). À la profusion des images correspond celle des discours, qui se développent démesurément.
On aura une fausse idée du film si on n’ajoute pas que celui qui succombe aux images et repousse son cartésianisme prendra grand plaisir à suivre les pérégrinations incongrues de Mastroianni ; c’est aussi l’une des forces de Trois vies et une seule mort que de constituer un quasi-documentaire sur l’acteur, qui présente un festival de ses possibilités : il faut le voir alterner les registres et assumer avec le plus grand sérieux la folie de l’entreprise. À lui seul il incarne la démesure ruizienne, et la porte à son comble. Une raison de plus de découvrir ce film audacieux, profondément original, à la fois léger et complexe, évident et mystérieux.
Les suppléments :
Le Blu-ray ne comporte qu’un bonus, mais de taille : Raoul Ruiz, contre l’ignorance fiction ! est un documentaire très subjectif signé par la réalisatrice Alejandra Rojo, qui multiplie les approches pour rendre compte au plus près de la complexité du cinéaste chilien : témoignages de proches ou de collaborateurs, extraits de films, voix de Ruiz, analyse de séquences ou de trucs et même commentaire scientifique… Au final, on a le sentiment délicieux de se perdre dans cette évocation autant que dans ses œuvres et cependant d’y voir un petit peu plus clair. (1h03mn).
L’image :
La restauration 2K a lissé l’image, revivifié les couleurs et approfondi les noirs. De la belle ouvrage, donc, malgré la persistance de fourmillements plus ou moins légers.
Le son :
Les deux pistes DTS-HD MA 2.0 et 5.1 proposent un son limpide ; les voix, la musique et les bruitages sont confondants de naturel.
– Sortie Blu-ray : 13 juillet 2016
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