Le 18 septembre 2016
Ruiz réussit le pari fou d’adapter Proust, mais il le fait à sa manière, baroque et foisonnante.
- Réalisateur : Raúl Ruiz
- Acteurs : Emmanuelle Béart, Pascal Greggory, John Malkovich, Chiara Mastroianni, Elsa Zylberstein , Catherine Deneuve, Mathilde Seigner, Vincent Perez, Marie-France Pisier, Édith Scob, Laurence Février, Arielle Dombasle, Melvil Poupaud, Philippe Morier-Genoud, Ingrid Caven, Jean-François Balmer, Christian Vadim, Hélène Surgère, Marine Delterme, Monique Mélinand, Dominique Labourier
- Genre : Drame, Romance
- Nationalité : Français, Italien, Portugais
- Distributeur : Gémini Films
- Editeur vidéo : Blaq Out
- Durée : 2h38mn
- Date télé : 22 décembre 2022 20:55
- Chaîne : Arte
- Date de sortie : 19 mai 1999
- Festival : Festival de Cannes 1999
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Résumé : 1922. Marcel Proust sur son lit de mort regarde des photos et se remémore sa vie. Sa vie, c’est son œuvre et les personnages de la réalité se mélangent avec ceux de la fiction et la fiction prend peu à peu le pas sur la réalité. Tous ses personnages se mettent à hanter le petit appartement de la rue Hamelin et les jours heureux de son enfance alternent avec les souvenirs plus proches de sa vie sociale et littéraire.
Critique : Entre les illustrations sages de Schlondörff ou Nina Companeez, les projets de Visconti et de Losey, la transposition de Chantal Akerman, l’œuvre de Proust aura connu peu d’adaptations en définitive, mais celle de Ruiz est la plus surprenante et sans doute la plus passionnante. Prenant comme pont d’appui le dernier tome de La Recherche, Le temps retrouvé, le cinéaste chilien crée un film foisonnant qui ne cesse de s’égarer dans des sinuosités virtuoses ; d’épisode en épisode, qu’il lie par des objets (la tasse, une lettre), des mots (on évoque un liftier, le plan suivant le montre) ou des images (le train qui franchit le temps), il parvient à rendre compte d’un monde cohérent malgré la dispersion apparente. Ses innombrables travellings, dont certains sont d’une belle complexité, ont la subtile élégance de la phrase proustienne et, comme elle, ils permettent d’entremêler les époques parfois dans le même plan. Autant dire que cette invention constante suffit à notre bonheur et les spectateurs qui ignorent l’œuvre originale pourront se perdre avec délice dans cette déambulation sans en comprendre tous les détails : car, disons-le, si le film est fascinant, il faut au moins des rudiments pour en saisir nombre de passages elliptiques.
Si on ne verra pas de madeleine (elle est citée en voix off), la mémoire involontaire ne cesse de s’exprimer par les images qui renvoient en un jeu permanent à d’autres images, mais aussi par des effets de montage (Marcel immobilisé par « le » pavé, la serviette sur les lèvres). D’évocation en évocation, c’est tout un précieux réseau de correspondances qui se tisse et se teinte peu à peu de mélancolie ; le temps, la mort à l’œuvre, le vieillissement, autant de thèmes que la dernière partie met en scène dans d’émouvantes retrouvailles.
On trouvera bien sûr des images étranges (on est chez Ruiz), comme cette statue sur la plage ; mais le plus surprenant dans ce mouvement perpétuel qu’il semble inventer, c’est un curieux artifice qui fait se déplacer des gens ou des objets sur d’invisibles rails. Dès le début, quand Marcel mourant dicte à Céleste son roman, les meubles bougent seuls. Plus tard, il lit une lettre de Gilberte dans un restaurant où l’on diffuse un film sur la guerre ; un travelling descriptif suit un serveur, puis revient sur Marcel qui se « déplace » et s’élève dans les airs, jusqu’à rencontrer l’enfant projectionniste qu’il était. Au concert ce sont des rangées d’auditeurs qui glissent pendant que la caméra ne cesse de se mouvoir. C’est que la mémoire elle-même est mouvante, instable ; c’est aussi que la vision de Ruiz est celle d’un baroque, pour qui le mouvement est essentiel, vital ; et seule la mort est immobile. On retrouve ici son goût des effets naïfs, comme le seront les images kaléidoscopes ou les surimpressions. Tout aussi naïve, l’idée de faire jouer un personnage vieux par un acteur jeune quand Marcel le reconnaît a une fraîcheur qui contraste avec le caractère figé de la réception. C’est parfois au contraire l’extrême sophistication qui étonne : ainsi, dans le bordel de garçons, Ruiz compose un plan très pictural : Marcel apparaît dans une fenêtre ronde, pendant que Charlus parle avec Jupien et que l’ensemble de la scène est reflétée dans un miroir.
Sophistication et naïveté, répétitions et sauts temporels, le film est une imbrication de rencontres et de bavardages dans un monde surchargé d’objets qu’un Marcel fantomatique parcourt en témoin enregistreur (amusante obsession du détail demandé à un serveur). Interprété par un comédien italien, il croise une distribution prestigieuse, de Catherine Deneuve à John Malkovich, d’ Emmanuelle Béart à Vincent Perez, qui jamais ne cabotinent et donnent une épaisseur à des personnages forcément sacrifiés. Certes, le film peut paraître un peu long, un touffu, voire abscons (ainsi de la séquence dans un sous-sol humide avec des statues) : c’est que Ruiz se permet presque tout, se laisse aller à une imagination inépuisable qui a quelque chose de déconcertant. Mais quelle finesse, quelle série d’inventions, quelle maîtrise du son et de l’image ! On ne cesse d’être épaté, titillé ; une idée n’a pas fini de résonner en nous qu’une autre survient, tout aussi originale. Pour autant, Le temps retrouvé n’a rien d’un essai théorique ou purement formel ; il travaille l’émotion, l’humain et sa quête dans ce qu’elle a de plus profond. Il saisit, à travers une histoire singulière, notre rapport commun au temps, l’expérience intime du vieillissement. Et la tristesse infiniment douce qui se dégage des dernières images (ah ! L’idée de finir sur le mot éternité prononcé face à la mer) procède d’une tendresse universelle.
Les suppléments :
Non seulement les bonus sont nombreux, occupant un DVD à part (ils sont également sur le Blu-ray), mais ils sont d’une grande richesse et d’une qualité constante, éclairant des aspects différents du film, et confiés à des spécialistes ou des collaborateurs.
Le critique Bernard Génin revient sur les tentatives d’adapter Proust au cinéma, qu’elles aient échoué (René Clément, Visconti, Losey) ou soient parvenues à leur terme (Volker Schlöndorff, Chantal Akerman ou Nina Companeez). Aussi à l’aise pour juger ces films que pour détailler « son » Proust, il livre de belles clés (« roman de la sensation, épuisement du réel » pour le livre, « vacillement du temps et de l’espace » pour le film), malgré une coquille de date (confusion sur la date de naissance et de décès) (22 minutes).
Antoine Compagnon, grand spécialiste de Proust (il a entre autres participé à l’édition de la Pléiade), compare les deux œuvres, notant les manques du film (la mort de la grand-mère), les partis pris (homosexualité masculine, présence accrue de Morel, narrateur passif) et trouvant là encore quelques formules éclairantes. (12 minutes)
Gilles Taurand, qui fut le scénariste du film, raconte avec brio l’étonnante collaboration avec Ruiz, ses méthodes de travail (22 minutes).
Autre collaborateur, le compositeur Jorge Arriagada, fidèle entre les fidèles (46 films en commun !) narre avec gourmandise des souvenirs personnels en même temps qu’il justifie « sa » sonate de Vinteuil (19 minutes).
Les derniers suppléments tournent autour de Jérôme Prieur, auteur d’un très beau Proust fantôme et d’un court-métrage de 2000, Proust vivant, ici présent, qui est un portrait intime de l’auteur, raconté par ses amis sur des images soigneusement choisies (21 minutes). Mais Prieur revient aussi sur son expérience d’acteur dans le film (15 minutes) et sur son court-métrage (10 minutes).
Enfin, avec le Blu-ray, est fourni un petit livre, encore de Jérôme Prieur, qui est son journal de tournage, farci d’anecdotes et de références : un délice.
L’image :
La restauration 2K a balayé impuretés et scories, redonnant à la copie une belle tenue, tout en conservant le grain cinéma. Les différents partis pris sont bien respectés, du quasi-sépia aux éclats des réceptions. Quelques plans nocturnes manquent de netteté.
Le son :
Dès le générique, dans le délicat mixage de musique et de bruit d’eau qui coule, on sent que la restauration a fait merveille, et que les variations d’ambiances sonores sonneront avec naturel, que l’on choisisse la version Dolby stéréo 2.0 ou Dolby digital 5.1.
– Sortie Blu-ray : le 13 juillet 2016
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