La barbarie a des visages bien trop nombreux pour ne pas s’effacer dans le flou du temps et les explorateurs de mémoire restent souvent sans réponses tant l’ambiguité est reine. Démonstration avec le dernier roman de Pierre Péju.

Il y a les mains, humanitaires, qui sélectionnent pour sauver de la mort, les mains fiévreuses qui taillent et sculptent la pierre, les mains qui s’agrippent, confiantes, avant d’être livrées à la barbarie, les mains amoureuses qui enlacent les tailles des jeunes filles, et les mains d’hommes qui tuent, répétitives, à chaque nouveau cycle de violence. Pour son dernier roman, Pierre Péju a repris les thèmes qui lui sont chers, à commencer par l’enfance et le mal, afin d’ausculter "l’énigme du monde et des hommes".
Eté 63 : Paul Marleau, un jeune Français, se rend à Kehlstein, un paisible village de Bavière, à l’occasion d’un séjour linguistique. Il y rencontre Clara, une jeune Allemande, fille d’un ancien médecin de la Wehrmacht. La guerre est finie depuis presque vingt ans mais l’apparente sérénité retrouvée dans cette contrée bucolique n’en finit pas d’être bousculée par les stigmates du conflit qui pourrissent les mémoires telles ces fleurs fanées déposées au pied d’un arbre dans une clairière. Des roses cueillies par le père de Clara en hommage à son camarade de guerre devenu fou après avoir dû conduire des enfants juifs à l’abattage nazi.
Confrontés au poids du passé, Paul et Clara n’en finiront pas de chercher toute leur vie à comprendre comment le mal s’infiltre insidieusement et l’horreur surgit des mains humaines. Appareil photo en main, l’une parcourt les champs de bataille pour capter le regard des soldats et leur cauchemar ; l’autre, devenu sculpteur, cogne et taille des blocs de pierre pour mettre un visage sur le monstrueux caché dans les tréfonds des âmes.
Entre passé et présent, Pierre Péju tente d’explorer en compagnie de ses héros "le ventre de la bête" afin de démontrer d’autant mieux l’impossibilité de fixer et sérier le mal, l’ambiguïté étant le propre de l’humain. Si Pierre et Clara font constamment face à la complexité des êtres, eux-mêmes, par leur choix et leur destin, ont pu à un moment ou un autre provoquer le mal autour d’eux. Or, Pierre Péju a souvent tendance à schématiser leurs sentiments et leurs réactions, quand il ne tend pas à une approche purement manichéenne de ses héros, forcément bons face au mal. Un raccourci en terme de peinture psychologique particulièrement agaçant pour une œuvre censée explorer l’ambiguïté de l’être humain. Reste néanmoins une fresque à la construction irréprochable qui compense un manque de nuances des principaux portraits.