A History of Violence
Le 25 juillet 2024
Avec son atmosphère suffocante et racée, Sicario réinvente le thriller mental avec maestria. Attention, car le meilleur film de Denis Villeneuve peut en cacher un autre…
- Réalisateur : Denis Villeneuve
- Acteurs : Benicio Del Toro, Emily Blunt, Raoul Max Trujillo, Josh Brolin, Jon Bernthal, Jeffrey Donovan, Victor Garber, Daniel Kaluuya
- Genre : Drame, Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Thriller
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Metropolitan FilmExport
- Durée : 2h01mn
- Date télé : 9 juin 2024 20:50
- Chaîne : Ciné+ Premier
- Âge : Interdit aux moins de 12 ans
- Date de sortie : 7 octobre 2015
- Festival : Festival de Cannes 2015
L'a vu
Veut le voir
Résumé : La zone frontalière entre les États-Unis et le Mexique est devenue un territoire de non-droit. Kate, une jeune recrue idéaliste du FBI, y est enrôlée pour aider un groupe d’intervention d’élite dirigé par un agent du gouvernement dans la lutte contre le trafic de drogues. Menée par un consultant énigmatique l’équipe se lance dans un périple clandestin, obligeant Kate à remettre en question ses convictions pour pouvoir survivre.
Critique : Comme souvent chez Denis Villeneuve, il y a deux films dans Sicario. Le premier est un thriller sensationnel sur fond de guerre des cartels et de lutte contre le narco-terrorisme. L’histoire de deux membres du FBI, Kate et Reggie, pris entre les mailles d’un conflit géopolitique qui les dépasse. Jeune et brillante recrue, Kate est amenée à participer à une mission à El Paso après avoir découvert un véritable charnier dans une maison d’Arizona. Objectif : capturer l’un des plus éminents barons mexicains de la drogue. Bien qu’a priori envoyée sur place dans un cadre légal, Kate va rapidement comprendre que la situation est bien plus complexe et ténébreuse qu’elle ne l’imaginait. Et que sa présence ne sert en définitive que d’alibi à sa hiérarchie - un agent du FBI étant nécessaire sur le plan légal afin de valider le comportement de chacun. Elle observe bientôt que l’action conjointe des forces armées américaines et de la police mexicaine s’apparente davantage à une série d’exécutions sommaires qu’à une intervention visant véritablement à assurer la protection des civils. Kate doit alors composer avec sa conscience mais également avec la morale pour ne pas abandonner son poste. Doit-elle plutôt garder le silence et privilégier sa carrière prometteuse ou divulguer des informations compromettantes ? Filmé d’une main de maître, le tableau apparaît saisissant et d’une intensité rare d’un bout à l’autre. Mieux : certains passages, portés par une atmosphère aussi dense que celles de Se7en et Mulholland Drive, sont probablement ce que l’on a vu d’à la fois le plus tangible et intangible depuis longtemps. À noter que le titre Sicario renvoie au terme "sicaire", qui désigne un tueur à gages – et initialement des activistes qui s’opposaient jadis aux Romains au cours de l’Antiquité.
- © Metropolitan Filmexport
Mais Denis Villeneuve n’a pas seulement cherché ici à révéler l’interaction controversée des États-Unis dans l’inextricable guérilla que se livrent les cartels. C’est pourquoi un deuxième degré de lecture est nécessaire afin d’interpréter Sicario. Il faut comprendre que cette histoire haletante ne sert au cinéaste canadien que de toile de fond. Comme toujours, ce qui intéresse Villeneuve se dissimule ailleurs, loin dans les tréfonds obscurs de l’âme humaine. Pour tisser cette métaphore qu’il file de film en film, il met cette fois en scène des abîmes. La première, suffocante et jouissive d’un strict point de vue cinématographique, jaillit dès la première séquence. Dans une petite ville d’Arizona, une équipe du FBI intervient aux abords de l’une des bâtisses d’un baron de la drogue, occupée par les membres de son cartel. La scène est d’abord filmée depuis l’intérieur d’un véhicule lancé à toute allure. L’on y entrevoit dans l’obscurité de l’habitacle des agents prêts à donner l’assaut. Puis la caméra se place à l’intérieur de la maisonnette sur le point d’être assiégée. Le mur à l’écran explose bientôt sous la pression du véhicule blindé de la police fédérale, laissant émerger l’avant du camion, noir de jais. Le détail pourra sembler anodin, mais il n’en est rien : l’apparition dans le champ de cette masse noire quasi surnaturelle est à haute teneur allégorique. Il sera ainsi question tout au long de Sicario de la façon dont s’insinue le mal en chacun de nous. Quelques secondes plus tard, les agents persuadés du bien-fondé de leurs actes découvrent un second trou béant abyssal, derrière lequel se cache le mal sous son atour le plus primitif.
Dans Sicario, Villeneuve adopte un langage cinématographique entièrement subordonné par le noir - mais l’affiche initiale de son film annonçait-elle seulement autre chose ? Cette radioscopie du mal originel, qui prend en quelque sorte la forme d’une quête initiatique pour Kate dans son rapport à la violence, recèle différents niveaux. Il y a évidemment au début ce premier trou produit par le FBI, puis un second dans la maison, et un autre enfin dans la cour adjacente. Mais également une sorte de labyrinthe-purgatoire dans la dernière séquence, dont les conduits donnent d’ailleurs sur deux visions du monde radicalement opposées. Tous ces environnements et recoins sont a priori donnés à voir comme des espaces tangibles. Toutefois, quelque chose dans la mise en scène du cinéaste confine à l’abstraction, à la manière des passages que l’on trouve ici et là dans les films de David Lynch. Entre le premier abîme et le dernier – tunnel où sombrera symboliquement Alejandro (Guillermo del Toro), personnage hallucinant dont l’opacité et la cruauté rappellent par moment le Javier Bardem de No Country for Old Men – Villeneuve prépare le terrain en prenant un peu plus de hauteur, dans tous les sens du terme. Ce sont par exemple ces prises de vue aériennes où les berlines noires des forces de police serpentent jusqu’à Juarez, ballet vaporeux traduisant la contamination d’un espace malade par une nouvelle entité – non moins pernicieuse. Ou bien ces plans lancinants de massifs montagneux, toiles conceptuelles - merci Roger Deakins - exprimant la confusion des sentiments de Kate, elle qui se remet difficilement de son récent divorce et doit affronter un dilemme moral.
- © Metropolitan Filmexport
C’est ainsi que tout se rapporte à la genèse de la violence dans Sicario, au pourquoi du mal, et à la difficulté de le contourner. En substance, Kate est certainement avec Reggie le dernier rempart contre ce trouble. Celle qui parvient à s’en approcher le plus sans y succomber. D’où ce duel final contre Alejandro, où elle apparaît blanche immaculée mais néanmoins zébrée de noir et lui ne se résumant plus qu’à une silhouette presque entièrement absorbée par l’obscurité. On pourrait s’imaginer qu’il s’agit là d’une représentation manichéenne mais il n’en est rien. Il serait possible de disserter longuement sur la virtuosité avec laquelle Villeneuve parle de tentation, du monstre tapi en chacun. En prenant l’exemple notamment de la scène crépusculaire où les soldats ne font tout à coup plus qu’un avec les ténèbres, juste avant de s’introduire dans le tunnel – séquence aussi maîtrisée qu’un Michael Mann, en matière de colorimétrie. Mais Sicario est, au-delà de son scénario solide et de ses rebondissements intelligibles, une expérience valant d’être vécue pour ses sensations uniques – au même titre qu’Enemy l’était pour sa radicalité. Un divertissement éclatant et exigeant qui permet de révéler un savoir-faire inédit chez Denis Villeneuve. Sans aucun doute l’un des coups de cœur de ce 68e Festival de Cannes.
- © Metropolitan Filmexport
La chronique vous a plu ? Achetez l'œuvre chez nos partenaires !
Galerie Photos
Le choix du rédacteur
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.