Eden à l’Est ?
Le 29 juillet 2014
Un peu mal aimé, boudé à sa sortie, Le rideau déchiré n’est sans doute pas le meilleur Hitchcock, mais n’en demeure pas moins une mécanique à suspense parfaitement huilée. Un régal.
- Réalisateur : Alfred Hitchcock
- Acteurs : Paul Newman, Julie Andrews, Lila Kedrova, Hansjörg Felmy, Wolfgang Kieling, Tamara Toumanova, David Opatoshu
- Genre : Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Espionnage
- Nationalité : Américain
- Durée : 2h08mn
- Reprise: 30 juillet 2014
- Titre original : Torn Curtain
- Date de sortie : 16 novembre 1966
- Plus d'informations : Dossier : les 25 polars culte d’Alfred Hitchcock
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Résumé : Un chercheur en physique nucléaire, Armstrong, rompt sans explications avec sa fiancée et assistante, Sarah, avant de se rendre à un congrès à Copenhague. Intriguée, elle le suit et découvre qu’il part en réalité pour Berlin-Est. Décidée a comprendre, elle prend le même avion et se rend compte que le professeur semble avoir choisi de vivre à l’Est...
Critique : Sur fond de guerre froide (années 60 oblige), cette intrigue d’espionnage avait tout pour plaire à Hitchcock : vaste chasse à l’homme à travers le monde, de part et d’autre du fameux "rideau de fer", elle confronte des personnages ordinaires à un monde d’engrenages, de complots politiques et de secrets d’État, où les faux-semblants sont rois. Mais Hitchcock sort de l’échec commercial et critique de Pas de printemps pour Marnie et subit, sur ce film, la perte de quelques-uns de ses collaborateurs les plus emblématiques et les plus précieux : le monteur George Tomasini et le chef opérateur Robert Burkes. Le rideau déchiré est marqué aussi par l’absence, suite à un différend artistique, du compositeur Bernard Herrmann, atout quasi indispensable des plus grands films de Hitchcock (Herrmann est remplacé par John Addison, dont la partition est impeccable mais ne saurait rivaliser avec celle, mythique, d’un Psychose). Les studios exercent une certaine pression sur le maître du suspense, troublant son contrôle légendaire sur un tournage et lui imposant, notamment, une Julie Andrews encore toute auréolée du carton de La mélodie du bonheur. À sa sortie, le film est un succès public mais on reproche à Hitchcock un essoufflement, une certaine redite.
S’il n’a pas une réputation aussi flatteuse que La Mort aux trousses ou Les Oiseaux, Le rideau déchiré apparaît pourtant, aujourd’hui, comme un excellent film d’espionnage, habile, trépidant, qui porte indéniablement la marque du maître. En prenant pour prétexte une histoire nébuleuse de physiciens et de missiles de défense, Hitchcock joue avec son spectateur et multiplie les points de vue, qui sont autant de fausses pistes : après une première moitié où tout passe par le regard de Sarah /Julie Andrews, par les questions qu’elle se pose à propos de son fiancé Michael/Paul Newman (mène-t-il un double jeu ? Est-il sur le point de vendre traîtreusement des secrets à l’ennemi ?), la suite adopte une nouvelle perspective et jette une toute autre lumière sur ce qui se jouait avant. Le cadre de la guerre froide, propice aux oppositions les plus manichéennes, est traité au contraire avec une ironie et une ambiguïté qui permettent à Hitchcock de renverser les catégories toutes faites héros-ennemis : qui apparaît le plus "salaud" entre l’Américain manipulateur et un peu veule (Newman n’a pas la décontraction savoureuse d’un Cary Grant, mais incarne bien cette dualité) et les Soviétiques ? Pas de réponse, bien entendu, dans Le Rideau déchiré, juste un monde trouble où chacun nourrit des intentions peu avouables, qu’il soit espion ou non : on pense notamment à cette scène où Newman et Andrews rencontrent une comtesse polonaise (Lila Kedrova), mélange de douceur excentrique et de menace diffuse (elle est prête à tout pour quitter l’Allemagne de l’Est avec l’aide des deux Américains, quitte à les faire chanter).
Comme beaucoup de films de Hitchcock, Le rideau déchiré débute en sourdine, posant patiemment les bases de son intrigue, avant de s’emballer complètement et d’enchaîner les morceaux de bravoure. Le récit devient alors celui d’un homme traqué et se transforme en pure course-poursuite ludique, où chaque scène est l’occasion d’explorer les ressources de l’espace et de gonfler le suspense avec une série d’effets : effets visuels (le bus et sa course contre la montre), effets sonores (la scène dans le musée allemand, rythmée par un simple bruit de pas, qui résonnent comme autant de battements de cœur)... La complexité des situations se double de la complexité même du réel puisque Hitchcock, goguenard, souligne à quel point il est difficile, pour des individus inexpérimentés, de "tuer un homme" : en témoigne cette séquence interminable et anthologique où Newman essaie d’occire l’ambivalent Gromek (Wolfgang Kieling, délicieux). On pourrait reprocher au cinéaste un ton un peu plus froid que d’habitude, un certain manque d’entrain : si le film délivre quelques pointes d’humour, il n’en regorge pas tout à fait, et le couple Newman/Andrews n’a pas le charme désinvolte des interprètes des meilleurs Hitchcock. Mais ces quelques réserves (très légères !) passées, on ne peut nier au maître une conduite royale du récit, un suspense efficace, jusqu’au dénouement dans une salle de spectacle, qui nous rejoue le climax de L’homme qui en savait trop. En faisant correspondre, une fois de plus, l’art dramatique et le film d’espionnage, la scène de théâtre et l’écran de cinéma, Hitchcock nous suggère, dans un clin d’œil, que tout ceci n’était que simulacre et divertissement. Que peut-on demander de mieux à un film de genre, surtout quand il est réussi ?
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