Le 31 janvier 2005
- Festival : Festival d’Angoulême 2005
Si vous êtes un habitué des forums consacrés à la bd, vous n’avez pas pu passer à côté de la polémique lancée par les récriminations de Joann Sfar envers la sélection du célèbre festival.
Ahhhh ! Voici revenu le temps de ce bon vieux festival d’Angoulême et de son lot de polémiques (souvent totalement stériles d’ailleurs) ! Cette année, c’est Joann Sfar qui met le feu aux poudres, et cela dès l’annonce de la sélection du jury. L’homme voulait pousser un coup de gueule, mais en toute discrétion (délicieuse contradiction), envers les membres du jury de présélection.
Voici l’intégralité du mail envoyé aux intéressés (libertés orthographiques comprises) :
Vous voulez lire des vieux livres faites ça dans votre chambre, si vous voulez faire un festival avec des morts, dites le, qu’on aille ailleurs.
LE MEPRIS
Cher Benoît Mouchard, cher Jean Marc Thevenet, Cher Thierry Bellefroid
Je voulais d’abord envoyer cette lettre sur un forum ou quoi, mais ça n’aurait pas été constructif. Je la joins cependant à quelques amis ayant à voir avec le sujet.
Je vous connais depuis assez longtemps pour ne pas douter de votre dévouement et de votre passion pour les bandes dessinées. Et comme vous le savez, je fais partie de ces gens qui ont râlé pendant des années parce que les sélections d’Angoulème étaient trop mainstream. Et je vous répète à quel point je suis ravi de vous voir faire vos présélections.
Simplement, je crois que vous êtes en train de partir en vrille.
Il y a deux ans, quand vous avez nominé Jimmy Corrigan de Chris Ware pour le prix du meilleur album, je n’étais pas le seul à trouver ça étrange : les premiers acme novelties comics étaient parus environ dix ans auparavant et vous donniez un prix à un travail de traduction, rien d’autre. Ca pouvait se comprendre car l’album est exceptionnel, car c’était dur et courageux de le traduire, car finalement, il n’existait pas encore de prix du patrimoine.
Cette année, vous nominez Hino, un immense mangaka...des années 70...et vous nominez donc une traduction française effectuée à partir d’une traduction américaine. de quoi faire dresser les cheveux sur la tête de tout éditeur qui se respecte.
Vous nominez l’homme sans talent. Un chef d’oeuvre...des années 60. je suis le premier à louer le travail formidable de Boilet et d’Ego comme X sur ce livre mais c’est un peu comme si on donnait une victoire de la musique aux Rolling Stones.
Vous nominez Chester Brown, une traduction d’un livre paru il y a trois ans.
le moins bon livre de Chester Brown...qui a fait ses meilleurs albums il y a une dizaine d’années.
Voudriez vous signifier que selon vous il n’y a pas de bande dessinée vivante aujourd’hui en France ? Voudriez vous faire un festival en vous passant des éditeurs et des auteurs ? Allez y mais vous allez finir tous seuls dans les charentes.
Quid du Photographe d’Emmanuel Guibert ? Quid de Total Jazz de Blutch ? Et Riad Sattouf ? Et pour Winshluss, vous avez pas trouvé mieux que meilleur dessin ?
Ce que vous proposez cette année, c’est une sélection de fan de bédé. C’est le travail de gars qui passent vingt heures par jour à farfouiller dans les bacs des dealers de comics et qui ne savent plus faire la différence entre un bon livre et un livre qu’aime Technickart.Votre sélection n’est pas pointue, elle est snob.
Faites mousser le prix du patrimoine et mettez tout ça dedans. Faites un prix de la bédé étrangère. mais ne mettez pas en avant des traductions de vieilles bédés, vous risquez de distribuer des prix à des fantômes.
Je n’ai pas remarqué que les festivals japonais et americains faisaient tant cas des auteurs européens. je ne m’explique pas la survalorisation des trucs importés. Ca sent le Renaudot donné à un livre des années quarante. Vous ne pouvez vraiment pas vous empecher de caricaturer grossièrement les plus mauvaises tendances de la littérature ?
Faire decouvrir des livres difficiles, c’est bien, faire les malins, c’est minable.
Si j’ai un gosse et que je veux lui faire lire une bonne bande dessinée, je choisis quoi, dans votre sélection (merci pour breal jeunesse, vous savez qu on a le ministere au cul, merci de ne pas bouger le petit doigt) ? Si j’ai une copine super mignonne et que je veux lui faire lire un album qui lui fasse aimer la bédé, je choisis quoi, à part poulet aux prunes, dans votre
sélection qui sent l’étudiant en informatique enfermé chez lui avec des pizzas ? Si mon oncle qui n’a pas lu de bédé depuis quinze ans veut s’y remettre, je prends quoi, parmi vos trucs ?
Et c’est méprisant pour les auteurs et pour les éditeurs qui se cassent le cul à maintenir une bande dessinée vivante et inventive. Si vous avez le sentiment qu’il ne s’est rien produit d’intéressant en France cette année, dites le franchement, telle n’est pas mon opinion. Allez voir chez Lisa Mandel, chez Lucie Durbiano, dans la nouvelle collection bédé de Milan, allez voir chez Ludovic Debeurme.
Et puis on se demande parfois si vous savez lire. Coller un produit comme Blankets au même niveau que Poulet aux prunes, ça me rend malade.
Menu a raison, je crois qu’il est temps d’arrêter d’être gentils avec tout le monde. Il est temps de ressortir les vieilles mitrailleuses rouillées. Je ne sais pas où vous allez mais je n’y vais pas avec vous.
Joann SFAR. La colère est de courte durée mais parfois elle est bonne conseillère.
L’ennui, pour Sfar, c’est que le coup de gueule a très vite eu une répercussion médiatique auquel il ne s’attendait pas et le contenu de son mail s’est très vite retrouvé sur les forums internet. Plus ennuyeux : il a été repris sur des sites d’information, de manière souvent complètement tronquée. Ainsi un article d’actuabd, peu honnête, qui laisse croire, à coup d’extraits très choisis, que Sfar gueule seulement parce que ses amis n’ont pas été nominés.
Face à un déballage qui n’était pas de ses vœux, Sfar est intervenu à nouveau pour mettre les points sur les i et préciser ses propos :
Je tiens à préciser que le courrier que j’avais écrit était destiné à des professionnels et pas à un forum internet. J’ajoute que les membres du comité de sélection sont des amis qui se tuent au boulot depuis des années sur ce putain de festival. J’ai envoyé cette lettre sans la relire, je l’ai envoyée à tous mes éditeurs, à mes amis auteurs et à quelques autres acteurs de notre microcosme. Cette lettre commence par une phrase où j’explique que ce débat ne doit pas s’étaler sur un forum. Les gens qui ont pris la responsabilité d’en coller des extraits tronqués sont des couillons. Ca n’est bon pour personne. Je parle de kalashnikov quand j’écris à mes copains, j’écrirais pas ça sur internet !
Je suis allé voir sur internet et je ne comprends pas cette idée selon laquelle je serais en manque de reconnaissance ! Le festival d’Angoulème m’a toujours très bien traité et ça n’est pas sur ce point que portait mon courrier. Il faut vraiment être con pour écrire ça ! Ils arrêtent pas de me nominer et de m’organiser des expos depuis 1994 ! Non ! Je dois énormément au festival d’Angoulème et je croyais que ça se savait. Est ce qu’à cause de ça je n’ai pas le droit de faire savoir aux gens de la profession mon inquiétude face à des messages bizarres que semble vouloir nous envoyer un comité de préselection un peu autarcique ?
En revanche, oui, je considère que le travail d’auteurs comme David B, Blutch ou Emmanuel Guibert n’a jamais été récompensé à sa juste valeur et c’est d’un aveuglement incroyable que d’attribuer ces remarques à du copinage. Ce sont des gens de ma génération donc oui, nous sommes amis, mais je ne vois pas le rapport. Pour moi, il s’agit d’auteurs majeurs et je remarque qu’à de nombreuses reprises, le festival à primé ou nominés des gens qui leur doivent beaucoup.
Je suis désolé que tout ça se répande sur les forums, c’était pas fait pour.
Je suis en colère que les bandes dessinées lisibles par des gamins soient réduites à un prix jeunesse subventionné (et pourtant je suis client de la caisse d’épargne). Astérix aurait sans doute été en jeunesse s’il avait été publié cette année !
Je trouve dégueulasse d’entendre des gens râler qu’on ne parle pas assez des jeunes auteurs et voir que ce sont les mêmes qui ne font rien pour les nominer.
Mes copains ? Quoi ? On est deux cent auteurs professionnels, on est tous copains. Alors quand je parle de gens comme Morgan Navarro, Winshluss, Lisa Mandel, Mathieu Sapin, Riad Sattouf, évidemment, c’est des copains. Il y a sans doute des tas d’autres gens intéressants dont je ne connais pas le travail.
D’ailleurs, quand on est pas content d’une sélection parce que c’est pas nos amis qui sont primés, on râle dans son coin, c’est tout, c’est le jeu, c’est comme ça dans tous les domaines. J’irais pas écrire une lettre pour ça.
La, c’est autre chose. On se retrouve face à des livres qui ne sont pas d’actualité au japon, qui ne sont pas d’actualité aux usa et qui n’ont pas été faits en europe cette année par des gens vivants. Alors on a l’impression que ça n’est plus une compétition. Que ça n’est plus un instantané de ce qui s’est fabriqué cette année.
Et on ne comprend pas ce que les gens du festival essaient de nous faire passer comme message.
Une traduction, ça n’est pas très dangereux à faire, pour un éditeur. Il y a des exceptions et j’admets que l’homme sans talent a représenté un boulot colossal. Mais ça aussi, c’est un livre de copain. Cette traduction est l’oeuvre de Frederic Boilet et son épouse. C’est un livre que j’adore, de même que j’aime Hino, que j’ai découvert il y a plus de dix ans. Notons que ce qu’on célèbre cette année au sujet de Hino, c’est une traduction faite à partir d’une traduction américaine ! le tout dans un format repris de la même édition américaine ! je trouve ça honteux qu’on encourage de telles pratique.
Malgré tout, je trouve ça merveilleux qu’on mette ces livres en avant, mais qu’ils prennent la place de la publicité que le festival doit faire aux auteurs et aux éditeurs qui mouillent la chemise, c’est méprisant. Je ne m’en suis pas pris aux ouvrages sélectionnés. Je dis simplement que nominer une telle proportion de traductions c’est déclarer la guerre aux auteurs et aux éditeurs tous genres confondus. On a l’impression de bosser pour rien.
On n’a jamais eu autant de nouveaux éditeurs, de nouveaux titres, de nouveaux auteurs et le festival a pas l’air de s’en apercevoir. Il est vrai que Milan, ça fait sans doute moins chic que Chester Brown. Et non, Milan, c’est pas des copains.
C’est une question de proportion. Moi, bêtement, je me dis que les sélections d’angoulème devraient ressembler plus ou moins à ce qu’on a aimé lire dans l’année...là,non. Tu parles à un copain des dix bouquins qu’il a aimés cette année, que le mec soit libraire, lecteur, auteur ou éditeur, on tombe toujours plus ou moins sur des choses assez proches. Bon, là,non. Peut etre parce que le comité n’achète pas ses livres ! c’était un des principes de schneiderman quand il était critique télé du monde. Il voulait voir les programmes en téléspectateur, en allumant son écran et en changeant de chaines et en voyant ce qu’il retenait ou pas. il ne voulait pas de projections presse.
J’ai l’impression que lorsqu’on recoit cinq cent bouquins et qu’on doit en tirer une sélection, on a un peu envie de faire l’artiste, de s’inventer un machin auquel personne n’aura pensé. Moi, j’appelle ça faire les malins.
Et c’est du mépris pour les gens qui veulent faire de la bande dessinée vraiment, c’est à dire monter un projet, le dessiner, aller le présenter à un éditeur, convaincre des représentants, des libraires, des lecteurs.
Alors oui, il m’arrive de m’interroger sur la légitimité d’un comité de préselection qui semble ne devoir rendre de comptes à personne. Pour moi, Angoulème, c’est un rendez vous annuel bourré de défauts où personne n’est jamais content mais où on s’amuse bien. Depuis treize ans que j’y vais, c’est toujours comme ça, on râle, mais on râle tous ensemble. Là, l’impression que j’ai, c’est que les organisateurs sont partis tout seuls tout vite sur leur petit vélo et que personne n’a pu suivre. même Zep que j’ai vu avant hier il me disait qu’il était un peu emmerdé d’avoir à défendre cette sélection parce qu’il avait la même opinion que moi : aucune place aux auteurs qu’on a lus cette année.
finalement, le seul truc avec lequel je sois d’accord, c’est poulet aux prunes. Ah oui, c’est une copine aussi.
Bon. mais je ne comprends pas la violence des réactions sur internet. C’est si scandaleux, qu’on critique un truc quand on est pas d’accord ? Sous prétexte que je suis auteur, je devrais absolument la fermer ? Sous prétexte que le festival d’Angoulème a beaucoup fait pour ma pomme, je devrais toujours être d’accord ? Bin connement, moi, quand j’aime un truc, je m’implique.
Jojo
Intervention reprise de Bdparadisio.com
Il est vrai que le style un peu grandiloquent de la première intervention ne plaide pas en faveur de Sfar. Mais le propos général est très cohérent et pose de vraies questions sur le rôle d’un festival comme Angoulême. Que doit être Angoulême sinon une vitrine médiatique de ce qui se fait de mieux en matière de création en bande dessinée ? Que pensez d’une sélection qui met en avant un nombre important d’œuvres traduites vieilles de plusieurs années, qui, si elles méritent sans doute une certaine attention, jettent de l’ombre sur la création européenne actuelle... Le paradoxe d’Angoulême, c’est qu’il se veut un festival « international ». L’enjeu est beau, mais difficilement réalisable, car le public francophone (dont font partie les membres du jury) ne découvre certaines œuvres majeures étrangères américaines ou japonaises qu’avec quelques années de retard. Si la bd se mondialise, cette internationalisation ne se fait pas de la même manière que celle du cinéma, par exemple : alors que le cinéphile aguerri peut découvrir dans l’année ce qui se fait de mieux en matière de cinéma asiatique, le fan de manga découvre à peine les mangakas majeurs avec une vingtaine d’années de retard... Cette poussée à l’internationalisation est sans doute trop hâtive, trop démesurée... Vouloir récompenser la bd mondiale, et cela seulement à travers ce qui est publié en France (soit une minuscule lorgnette), est finalement vain et dommageable pour la bd européenne. Imaginez un festival de Cannes dans lequel les oeuvres françaises devraient faire face aux œuvres de Scorsese ou d’Oshima dont on viendrait de découvrir l’existence en Europe ? Ce serait intenable... inéquitable, disproportionné... et ridicule... Angoulême n’est pas et ne doit pas être le festival de Cannes de la bd, ce n’est pas ce que veut le monde de l’édition européenne de bande dessinée. Etre la vitrine de la création francophone actuelle, est déjà un tâche noble en soi et un rôle difficile, vu le nombre d’ouvrages édités par année... Le festival d’Angoulême devrait peut-être s’y tenir... A bon entendeur...
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