Le 14 juillet 2020
- Acteur : Louis de Funès
A partir de demain, la Cinémathèque française célèbre Louis de Funès. Retour sur un hommage qui a clivé la critique en deux camps, chacun plébiscitant les mêmes processus de légitimation culturelle.
Avis : L’hommage qui sera rendu à Louis de Funès à la Cinémathèque, à partir de demain, a déjà fait grincer des dents et provoqué, il y a quelques mois, une mini-bataille d’Hernani au sein de la critique : les uns, arguant du sérieux de la maison, se sont étonnés qu’on y adoube l’artiste aux innombrables nanars, les autres ont vitupéré ceux qui méprisent l’homme aux comédies populaires.
"D’où tu parles ?", auraient questionné certains étudiants de mai 68.
A notre droite, Bertrand Guyard, du Figaro. A notre gauche, Jean-Christophe Ferrari, de Transfuge. Querelle habituelle où le point de cristallisation s’avère le comique, qu’on n’évalue finalement pas sous l’angle de la puissance, à partir de la seule question qui vaille : de Funès était-il drôle ? Comme l’examen n’intéresse pas contempteurs et zélateurs, comme la matière même du rire ne leur paraît pas motiver une analyse structurale qui diviserait la vis comica de l’acteur en gestes, paroles, situations, dont on évaluerait la pertinence et l’efficacité, on en déduit que le vieux serpent de mer est toujours la légitimité du rire, à qui l’on somme de se justifier -Ferrari emploie le mot-, pour ne pas dire qu’on le méprise. Depuis la plus haute Antiquité, aurait dit Vialatte. Depuis Aristote, qui le décréta dans La Poétique, définit la comédie -du bout des lèvres- au chapitre 5, pour lui appliquer sa fameuse mimesis et expédier l’affaire en une idée principale : ce qui intéresse le comique, c’est la laideur et la bassesse dont nous prenons ombrage lorsqu’il s’agit de la réalité, mais qui ne nous causent aucun dommage dès lors que, fictionnalisées, elles nous semblent tout simplement ridicules. On aurait dû conclure que ce grotesque avait droit de cité dans le geste créatif, mais il a bien fallu les romantiques au théâtre français pour admettre qu’on pouvait tenter une alliance avec le sublime, sans laisser la tragédie et la comédie jouer chacune dans leur coin, en se regardant de biais.
Il semble que pour certains, l’affaire ne soit pas définitivement réglée : premier assaut, celui de Ferrari. Qui débute de manière équivoque sous le haut patronage de La distinction. Le critique s’inquiète de l’exposition Louis de Funès. Puis s’en veut. De s’inquiéter. Puis détermine que des molécules de snobisme l’ont peut-être contaminée : "Ne me voilà pas pris en flagrant délit d’élitisme, moi qui ces dernières années ai tant aimé visiter les expositions Pasolini, Marker, Scorsese, Van Sant ?". En rhétorique, on appelle ça une prétérition : feindre de cacher ce qu’on dit quand même et de manière si ostentatoire -"tant aimé"-. De fait, Ferrari précise sa grande familiarité avec la Cinémathèque, la mentionne dans un paragraphe liminaire qui donnera au reste la légitimité du type cultivé. Qu’apporte cette énumération ? Peanuts. Du name dropping qui vaut carte de visite. Ou un sauf-conduit qui donne le droit de l’ouvrir. De l’autre côté, que répond Guyard ? Des banalités d’usage, tout d’abord : en gros, voir La grande vadrouille, ça remonte le moral, on peut même s’extasier par images, en invoquant une "thérapie du bonheur" qui "agit comme par enchantement". Qu’y gagne le sentiment ? Beaucoup. Que récolte l’analyse ? Rien. Que charrie l’écriture ? Des clichés.
Un coup à gauche : Ferrari ne s’en laissera pas compter par l’époque. C’est quoi, l’époque ? Un Moloch ? Une essence ? En tout cas, dans le lexique réactionnaire, l’époque est un gaz à qui la pensée prête une matérialité, un corps, des rollers, un goût de l’individualisme forcené, l’attrait pour les festivals et les comiques à grimaces. Nous voilà chez Philippe Muray. On extrapole ? Pas tant que ça. Il y a, dans le texte de Ferrari, une fonction illocutoire globale qui consiste à valider l’autorité sous toutes ses formes : ainsi, celle du critique -lui- et celle du réalisateur à qui, finalement, l’acteur gesticulant n’a pas permis de "cristalliser les intuitions et les désirs secrets". Conséquemment, dans l’ordre de la hiérarchie, le comédien est la glaise que le metteur en scène travaille pour lui donner la forme voulue par ses doigts d’orfèvre. Reconnaissons-le : de Jean Girault à Claude Zidi, en passant par Edouard Molinaro, l’acteur n’a pas trouvé ses maîtres. Qui ne l’ont pas beaucoup cherché non plus, mais c’est une autre histoire.
Un coup à droite : Bertrand Guyard a pour la Cinémathèque une périphrase louangeuse -"la très respectable institution"-. Cette fois, Ferrari lui emboîte le pas, au substantif près -"institution prestigieuse"-. Les deux ne s’en prennent pas au principe même d’une élection, à son processus mécaniquement distinctif qui, forcément, verra dans l’exposition Louis de Funès l’exception comique confirmant la règle sérieuse, où Pasolini, Marker, Scorsese et Van Sant illustreront toujours l’apanage du bon goût. En somme, notre célèbre Cruchot sera une caution utile, de la même manière qu’une incongruité scolaire sous forme d’élève, quittant sa banlieue défavorisée pour rejoindre un lycée d’élite parisien, servira le discours de ceux qui prétendent lutter au nom de l’égalité. En oubliant les milliers d’autres qui ne verront jamais les classes du centre-ville.
Guyard et Ferrari plébiscitent la Cinémathèque, parce que la légitimité culturelle a, selon eux, besoin d’incarnation. Dans des institutions, des hommes que l’on récompense. A qui l’on fait allégeance, comme on prête une oreille attentive à ce qui vaut argument d’autorité : le journaliste du Figaro cite évidemment l’admiration de Truffaut pour Oury, ultime preuve que la Nouvelle Vague et le cinéma de papa peuvent aussi se réconcilier. Sans voir que cette référence reconduit la tacite préséance du "bon goût" sur "la culture populaire". La louange de Truffaut valide la légitimité cinématographique de Gérard Oury. Lui donne un label qualité, estampillé Cahiers du Cinéma. Imaginons l’inverse : aurait-on prêté un quelconque crédit aux propos d’un type qui a tourné Le corniaud, sous prétexte qu’il aurait accordé ses faveurs à Jules et Jim ? A la fin de l’envoi, Guyard croit toucher. Mais qu’a-t-il fait ? Il a préempté les mots de Truffaut, pour s’éviter l’effort d’un paragraphe justificatif. Et encore ne s’agit-il pas d’évoquer la vedette du Gendarme de Saint-Tropez, plutôt un réalisateur auquel l’acteur doit ses plus grands succès.
Dans un Live du Figaro qui accompagne l’article, la journaliste Eugénie Bastié fait chorus au texte de son confrère : elle enfonce son acteur comique favori, en croyant sans doute le servir, le circonscrit à un archétype rassurant, dans une logique identitaire qui correspond finalement à l’ethos de la droite traditionnelle : si l’artiste paraît si plaisant, c’est bien qu’il nous ressemble à nous, les Gaulois, râleurs, velléitaires, mais attachants. Et c’est si agréable de se sentir chez soi, le dimanche soir, devant sa télévision. C’est si rassurant de se sentir français au pays d’Astérix.
De son côté, Ferrari en appelle au sursaut culturel, avec des accents d’indignation que ne renierait pas un Finkielkraut. Lesté d’exclamations, le courroux du critique délaisse la pensée à proportion de ses injonctions à une forme d’hygiène intellectuelle. Foin des "esprits" (les gaz, encore une fois) et des "médias" rassemblés dans un curieux syncrétisme, comme une coalition du mauvais goût, à combattre vent debout. Si fier d’appartenir à ce que le magazine Transfuge appelle "le camp de la culture", le journaliste aurait fait les délices de feu Pierre Bourdieu, s’il avait pu voir qu’à gauche aussi, en ce moment, on pratique la démocratie à géométrie variable.
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