Diva décomposée
Le 22 novembre 2010
Stupéfiant rituel funèbre, ce théâtre de masques vivants, enivré de musiques, enthousiasma Michel Foucault. Le revoir aujourd’hui dans une copie superbement restaurée procure un choc libérateur.
- Réalisateur : Werner Schroeter
- Acteurs : Ingrid Caven, Magdalena Montezuma, Christine Kaufmann, Candy Darling, Manuela Riva
- Genre : Mélodrame, Musical, Expérimental
- Nationalité : Allemand
- Editeur vidéo : filmmuseum
- Durée : 1h44mn
- Titre original : Der Tod der Maria Malibran
- Plus d'informations : http://www.choses-vues.com/blog/
- Festival : Festival de Cannes 1972
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Stupéfiant rituel funèbre, ce théâtre de masques vivants, enivré de musiques, enthousiasma Michel Foucault. Le revoir aujourd’hui dans une copie superbement restaurée procure un choc libérateur. Le Centre Beaubourg consacrera au cinéaste une rétrospective très attendue du 2 décembre 2010 au 22 janvier 2011.
L’argument : Inspiré par la cantatrice qui enflamma les esprits au début du 19ème siècle avec sa tessiture exceptionnelle, l’intensité de son chant, sa beauté brune et sculpturale, et dont la disparition prématurée à l’âge de 28 ans, épuisée par son art, ne fit qu’attiser le culte romantique, La Mort de Maria Malibran exalte la femme mythique, l’artiste, la diva, la déesse, la star, en une succession de visages magnifiés par leurs maquillages de scène et leurs lentes évolutions ; des duos, des trios de visages auxquels la musique sert de voix. (Extrait du programme de la rétrospective Schroeter au Centre Beaubourg).
Notre avis : Tourné à Schwetzingen, Wilhelmsbad (près de Hanau), Naples, Vienne et ailleurs en juillet-août 1971, Der Tod der Maria Malibran - La mort de Maria Malibran fut diffusé par la deuxième chaîne allemande le 2 mars 1972 (puis à nouveau le 8 janvier 1976). Mais c’est en France, où Frédéric Mitterand le programma l’année suivante à l’Olympic, qu’il connut le plus grand retentissement, acquérant même rapidement un statut de film-culte.
Schroeter, pour qui la découverte des disques de Maria Callas fut une expérience décisive, y rend bien sûr hommage au monde de l’opéra romantique et du divisme à travers la figure de la célèbre cantatrice morte à 28 ans en 1836. Mais le propos du cinéaste n’est certes pas de faire un film historique ou biographique. Il prend d’ailleurs un malin plaisir à brouiller les pistes et amalgame allégrement les époques, les noms, les styles musicaux.
On entendra donc aussi bien Marlène Dietrich (Auf der Munharmonika), Caterina Valente, un classique du blues (Saint Louis woman) ou La petite tonkinoise que Brahms, Rossini, Mozart, Stravinski (Le sacre du printemps), Puccini (O mio babbino caro de Gianni schicchi par Callas) et bien d’autres (sans oublier le silence assourdissant de l’aiguille du phonographe à la fin du morceau). Bref : à peu près rien, excepté Rossini, de ce qu’a chanté la Malibran.
C’est une des musiques les plus irrésistiblement mélancoliques qui soient, la rhapsodie pour alto de Brahms, qui accompagne les premières images, une série de portraits féminins en duo proches du tableau vivant (mais jamais figés) auquel un travail des éclairages poussé à l’extrême donne une présence plastique et une immédiateté saisissante.
Ce théâtre funèbre des visages et des corps, placé sous le signe de la folie et de la mort impressionna le philosophe Michel Foucault qui fut l’un des défenseurs les plus enthousiastes du film. Nous nous permettons de le citer : Faire d’un visage, d’une pommette, de lèvres, d’une expression des yeux, faire ce qu’en fait Schroeter n’a rien à voir avec le sadisme. Il s’agit d’une démultiplication, d’un bourgeonnement du corps, une exaltation en quelque sorte autonome de ses moindres parties, des moindres possibilités d’un fragment du corps. Il y a là anarchisation du corps où les hiérarchies, les localisations et les dénominations, l’organicité, si vous voulez, sont en train de se défaire. (propos recueillis par G. Dupont, Sade, sergent du sexe, Cinématographe, n° 16).
La célébration, funèbre et exaltée, de visages et de corps qui ne cessent de mimer la douleur et la passion fait de La mort de Maria Malibran un prodigieux théâtre de masques vivants rejouant inlassablement, sortis du contexte d’une intrigue, des moments paroxystiques archétypaux : suicide de la fille (totalement imaginaire) de la Malibran dans un intérieur bourgeois étouffant (une cage d’escalier digne d’un film d’horreur) ou duel à mort de deux cantatrices face à la caméra.
Si le film tire sa puissance hypnotique du principe de répétition, Schroeter manie aussi l’art de la variation. Un épisode se détache plus particulièrement de l’ensemble, celle du voyage d’hiver qui fait se croiser la route d’un jeune compagnon à l’allure androgyne (Christine Kaufmann) et d’un inquiétant homme en noir qui lui réclamera un oeil en échange d’un morceau de pain. Le paysage hivernal, le vent (ostensiblement artificiel), et l’interprétation comme somnambulique nous transportent dans l’univers cruel des contes de Grimm.
C’est encore une fois l’extraordinaire Magdalena Montezuma (la Malibran, mais aussi l’homme en noir) qui est l’instrument idéal, le stradivarius du virtuose Schroeter. Mais toutes les interprètes sont étonnantes dans ce film à la tonalité plus sombre que le merveilleux Eika katappa , qui était habité par une espèce d’allant, d’allégresse triste.
Une forme d’allégresse est pourtant perceptible aussi dans La mort de Maria Malibran, grâce à l’humour très particulier de Schroeter, un humour qu’on pourrait qualifier de volontairement naïf et qui refuse le second degré et le cynisme.
L’auteur lui-même, définissant la passion, décrit peut-être mieux que quiconque ce film brûlant, drôle, stupéfiant : C’est un état toujours mobile, mais qui ne va pas vers un point donné. Il ya des moments faibles, des moments où c’est porté à l’incandescence. Ça flotte. Ça balance. C’est une sorte d’instant instable qui se poursuit pour des raisons obscures, peut-être par inertie. (Conversation entre M. Foucault et W. Schroeter, propos recueillis par G. Courant, 03/12/1981,
Werner Schroeter, Goethe-Institut - Cinémathèque Française 1982).
Le DVD
C’est Choses-vues qui distribue en France, à partir du 1. décembre 2010, l’indispensable double DVD que Filmmuseum consacre à plusieurs oeuvres de la première période de Schroeter et qui permet de redécouvrir, dans des conditions optimales, ces films devenus fort rares. Sur http://www.choses-vues.com/blog/products-page/ ou en magasin.
Pour la description détaillée de cette édition DVD exemplaire, lire notre article sur Eika katappa. Insistons cependant encore une fois sur la présence, en complément de programme, de l’étonnant moyen-métrage Argila (1968) : deux films racontant, à quelques détails près, la même histoire, projetés simultanément côte à côte, tantôt synchrones (et même en miroir inversé), tantôt décalés, l’un au présent, l’autre au passé. Il est recommandé de disposer d’un écran de taille respectable pour être tourneboulé comme il se doit par cette expérience déstabilisante et stimulante.
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