L’aveuglement discret de la bourgeoisie
Le 7 janvier 2003
Enfin traduit, le premier roman éblouissant de la grande auteure italienne.
- Auteur : Rosetta Loy
- Editeur : Liana Levi
- Genre : Roman & fiction
- Nationalité : Italienne
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Chronique d’une famille bourgeoise dans l’Italie de l’immédiat après-guerre, le premier roman de Rosetta Loy enfin traduit en français. Cruellement authentique et subtilement séditieux.
Une fratrie de quatre, les garçons, Michele et Giovanni, les filles, Speranza et Maddalena. La guerre, la libération, la reconstruction, le boom économique. Une poignée d’années pour passer de l’adolescence à l’âge adulte, des privations - toutes relatives - à l’aisance retrouvée, des espoirs diffus, à peine formulés, au retour dans le rang. Le rang ? Celui d’une bourgeoisie plutôt haute que moyenne. Père ingénieur à Rome mais aussi héritier d’une propriété familiale quelque part dans le Piémont, mère gardienne du foyer, domesticité nombreuse. Parents aimants au demeurant, dépositaires de codes de savoir-vivre qu’il s’agit de transmettre en douceur, en feignant de laisser la bride sur le cou pour mieux ramener dans le giron de la classe sociale.
Telle est la toile de fond de ce premier roman de Rosetta Loy, paru en 1974 en Italie, enfin disponible dans sa version française (saluons au passage le travail superbe de Françoise Brun, traductrice attitrée de la grande auteure italienne). Un premier roman d’une densité absolue, ébouriffant de savoir-faire. Construction exemplaire resserrant et dilatant le temps, texte mature à l’écriture magnifiquement limpide, centré sur les préoccupations qui vont traverser les oeuvres à venir : place de la femme dans la société, questionnements sur l’antisémitisme, retours sur l’enfance ou l’adolescence en tant que périodes fondatrices de la personnalité individuelle.
Les voici donc, ces quatre frères et soeurs, membres d’une famille somme toute ordinaire dans son contexte, dont l’histoire est ponctuée, comme il se doit, d’amours, de fiançailles, de mariages, de naissances et de morts. À quoi rêvent-ils à l’âge où "le passé n’existe pas, tellement le futur presse" ? Au bonheur, bien entendu. Mais lorsque arrive le temps des réalisations après celui des espérances, que reste-t-il ? Un vide sidéral rempli d’objets, d’enfants, d’obligations. Inaptitude à la vie, inadaptation à force de contraintes acceptées. Tant il est vrai que l’épanouissement personnel demande qu’on se libère des entraves. Encore faut-il avoir l’idée de ruer dans les brancards, de sortir du moule proposé. Ce que n’envisagent pas les protagonistes de La bicyclette dont les destinées nous chavirent le coeur.
Englués dans les rets d’un système de valeurs matérialistes et traditionnalistes, leurs oeillères se referment à mesure qu’ils avancent. Leurs vies ne seraient-elles que passages vides de sens ? À la manière de Virginia Woolf, Rosetta Loy répond en filigrane par la négative, soulignant les petits faits qui illuminent le quotidien, "allumettes inopinément frottées dans le noir" [1], éphémères moments suspendus qui donnent une signification à toute destinée, aussi anodine, stérile ou inutile puisse-t-elle paraître. Maquillage subtil, brossé par touches impressionnistes, qui transforme l’amertume et le pessimisme de cette histoire en une cantate fragile à la vie, quoi qu’il arrive...
Rosetta Loy, La bicyclette (La bicicletta, traduit de l’italien par Françoise Brun), Ed. Liana Levi, 2002, 185 pages, 18 €
[1] Virginia Woolf, La promenade au phare
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