Journal 1 & 2 - Fabrice Neaud - La chronique BD

Qu’aurait donné Montaigne à l’ère moderne ? Quel canal aurait pu utiliser Rousseau pour ses Rêveries ? Nul ne le saura, mais ce que l’on retiendra, c’est que Fabrice Neaud a couché sur un papier crayonné, sur des planches immaculées, son empreinte sur la terre, que l’on jugera de la taille que l’on voudra, mais dont la densité des crêtes et des plis des dermatoglyphes est sans aucun doute de l’ordre des plus fouillées, des plus profondes et des plus belles. De fait, cet auteur/narrateur /personnage a un bagage lourd à transmettre : une jeunesse marquée par une frustration certaine, que ce soit l’éveil à la sexualité et l’entrée dans le monde du travail, qu’une année de philosophie a permis de révéler, de questionner, d’illuminer aussi. Oui, de cette part sombre des années 1990, quand il fallait se cacher pour aimer, enfin pour jouir surtout, de ces rencontres furtives et de ces hommes qui n’assument pas. De ces journées de tristesse ordinaire et de chutes amorties jaillit pourtant à chaque fois un éclair de douceur, une poésie de l’appréhension, un génie de l’écrivain. Nul besoin de se reconnaître, le lecteur se contente de lire, d’apprendre, de comprendre, comme à chaque fois qu’une grande autobiographie voit le jour.

© Delcourt / Neaud

Évidemment, le sens de l’œuvre, impressionnant de justesse, ne serait rien sans la qualité du dessin. Le lien entre le texte et le dessin est si fort, si juste lui aussi, qu’il ne peut être imaginé sans images. Le flou des visages, comme des souvenirs ou des traumatismes, les organes mis à nus, les contrastes qui jouent sur un détail de cathédrale ou un recoin de parc nocturne, tout est à sa place, brûlant de discrétion et timide de révélation. Ces premiers tomes du Journal enfin réédité montrent un maître de la bande dessinée, qui très humblement se montre moins qu’il ne montre les autres, ceux qui l’ont marqué au fer rouge d’un coup sec ou avec un nœud d’amitié solide comme les années.

© Delcourt / Neaud

Autobiographie exceptionnelle et roman graphique incontournable, Journal 1&2 est une œuvre inestimable que le public mérite de (re)découvrir pour qu’il traverse les générations et en faire une oeuvre culte.