L’ogre et le Petit Poucet
Le 21 mars 2006
Entre farce énorme et conte cruel (pas pour la jeunesse, c’est sûr), le voyage halluciné dans l’insane, la violence et les fantasmes les plus archaïques. Rarement atteint à ce point, mais quel rythme !
- Auteur : Samuel Delany
- Editeur : Désordres
- Genre : Roman & fiction
- Nationalité : Américaine
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Mine de rien, sans trop de bruit encore, Laurence Viallet (éd. Désordres) dispose ses petits soldats de plomb sur le théâtre des opérations. Ou les santons de couleur, ravis, dans la crèche. Ou les petits animaux dans la ferme - voire le zoo. Après le Yapou (Yapou, bétail humain, de Shozo Numa) aux passions génito-buccales, qu’on avait tôt fait de s’approprier comme une chose affectueuse et familière, voici donc Hogg. Hogg comme un nouvel ogre flanqué de son Petit Poucet docile et tellement attaché à son monstre qu’ils en deviennent tous deux... attachants. Le Petit Poucet c’est le narrateur, pas très proustien, c’est vrai, mais le genre littéraire qu’il réactive - malgré lui ? - est celui de nos plus belles comptines. Version poubelle (au sens propre : ne surtout pas dire "trash") et loin de la psychologie des faubourgs Saint-Germain et autres. Ogre et Petit Poucet qui rappellent davantage un Chester Himes bien (mal ?) barré (la vermine dans les matelas ce n’était qu’un début, une ébauche) que les amours idéalisées de Gilles et Jeanne. Hogg a aussi sa cour et sa troupe - de mécréants, renégats, pillards et assassins -, mais quel est le but de sa quête ? Son dieu ? Son Graal ?
Hogg est un roman atroce et très brillant, suffoquant et haletant, qui ne perd jamais son souffle (à aucun moment) et ne vous lâche pas avant que vous n’ayez le fin mot de l’histoire. Nous ne sommes certes pas dans les langueurs de l’érotisme, de celles qui vous tombent de la seule main dont on les lit, paraît-il (dans le meilleur des cas). Hogg : comme Juliette, le présent l’électrise - et comme pour Sade, on parlera de Grand-Guignol et de farce grossière. Pourtant, aussi insoutenables, cruelles, jubilatoires, drôlatiques, énormes et insanes que soient les aventures de Hogg (au pays des femmes en particulier, elles n’en mènent pas large), aussi redoutable que soit cette lecture (on vous aura prévenu), on ne tranchera pas. Entre Sade et Chester Himes (le narrateur ne serait-il pas "nègre" ?), entre une littérature qui sait conter et raconter (c’est rare) et un roman dérisoire à force de sordide, où est le sérieux, où est la farce ? Aucune psychologie, peu de calcul - sinon celui d’un puissant M. Jonas, commanditaire aussi fou que discret de ce requiem - et beaucoup de passages à l’acte. Aucune "raison", et cela Hogg y tient beaucoup, qui préfère donner la mort plutôt qu’une réponse à une question aussi absurde. D’où l’étrange trouble dans ce personnage, qui en rappelle certains, réels ou fictifs, tout aussi insupportables.
Samuel Delany, Hogg (traduit de l’américain par Norbert Naigeon), Désordres, 2006, 354 pages, 23 €
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