Le 4 avril 2021
Cette mise en abyme oscille entre vergers américains et jungle vietnamienne, entre présent et passé, poésie et souvenirs, parfois brouillés, parfois vifs et lumineux. Un bel hommage aux oubliés de l’Histoire.
- Auteur : Christian Kiefer
- Collection : Terres d’Amérique
- Editeur : Albin Michel
- Genre : Roman
- Nationalité : Américaine
- Traducteur : Marina Boraso
- Titre original : Phantoms
- Date de sortie : 3 mars 2021
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
Résumé : Été 1945 : lorsque le soldat américain d’origine japonaise Ray Takahashi rentre du front, personne n’est là pour l’accueillir en héros sur les terres de son enfance, dans le nord de la Californie. Ses parents, après avoir été expulsés et enfermés au camp de Tule Lake, vivent désormais à Oakland. Mais Ray veut comprendre pourquoi leurs anciens voisins et amis ont coupé les ponts avec eux, et surtout revoir leur fille Helen, sa petite amie. C’est à ce moment-là qu’il disparaît sans laisser de traces. Printemps 1969 : de retour du Vietnam, et hanté par les fantômes de la guerre, John Frazier cherche son salut à travers l’écriture d’un roman. En s’emparant accidentellement du destin de Ray, le jeune écrivain ignore tout des douloureux secrets qu’il s’apprête à exhumer. En revenant sur l’histoire méconnue de dizaines de milliers de Nippo-Américains internés dans des camps après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, Christian Kiefer tisse un drame familial poignant et lumineux, qui interroge notre rapport intime à la mémoire et au passé.
Critique : Le narrateur de ce roman, John Frazier, alterne le récit de sa vie, vétéran de la guerre du Vietnam, et bribes narratives retraçant la vie de Ray Takahashi, entre extrapolations et hommage fidèle à celui qui le hante, comme il a hanté une partie lointaine de sa famille. Pour éloigner ses démons, les fantômes qui errent autour de lui, John écrit et fait donc de ce Nippo-Américain le héros d’un livre éclaté, fragments venant rythmer sa propre existence. Son esprit est embrumé par le brouillard chimique des substances dans lesquelles il se blottit, comme un oubli salvateur mais passager et dévastateur. Les Phantoms, qui lâchèrent tant de feu et de napalm sur les villages, rugissent encore dans ses oreilles, leur vrombissement à peine troublé par les hurlements des victimes. Sa machine à écrire comme refuge, l’inspiration comme quête. Quand celle qu’il appelle sa tante vient solliciter son aide pour retrouver la famille Takahashi, John ne réfléchit pas vraiment et fait des secrets du passé son Graal. Retracer le chemin de Ray, depuis son retour de France après le débarquement jusqu’à sa disparition, comprendre ce qu’ont vécu ses parents et ses sœurs, du verger fleuri de Placer County au baraquement délabré de Tule Lake. Les Japonais furent entassés dans ce camp d’internement après Pearl Harbor, par crainte d’un complot, de représailles, de violence – parce que leurs yeux brillaient à travers les mêmes fentes, parce que la même culture pulsait en eux, simple ombre discrète dans le cœur de la deuxième génération d’immigrés.
Christian Kiefer signe donc un roman fort et étonnamment doux, bercé d’une lumière ambrée, rosée par les fleurs des arbres fruitiers qui étreignent la maison des Takahashi, ou plutôt celle qu’ils louent aux Wilson, vingt-sept ans avant qu’Evelyn, la matriarche, ramène John à la vie avec ces mystères enfouis. Il mêle présent et passé dans une mise en abyme parfois poétique et souvent vibrante d’émotions. Les pages supposément rédigées par John sont les plus belles, empreintes d’une vérité sentimentale, d’une lumière qui font presque défaut aux passages centrés sur sa vie de vétéran, bouleversée à jamais par la fureur de la guerre.
Christian Kiefer - Fantômes
Albin Michel
140mm x 205mm
288 pages
22,90 euros
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Kirzy 18 avril 2021
Fantômes - Christian Kiefer - critique du livre
J’aime lorsque la littérature s’immisce dans les angles morts de l’Histoire. Christian Kiefer choisit ici de mettre en lumière un fait plutôt méconnu ( également traité par Julie Otsuka dans l’excellent Quand l’empereur était un dieu ) : le terrible sort des nippo-américains durant la Deuxième Guerre mondiale après Pearl Harbor, basculant dans l’effroi lorsque paraît l’ordre exécutif de Roosevelt, le 9066. Plus de 110.000 citoyens américains d’origine japonaise, pourtant bien intégrés à la société, sont immédiatement internés de force dans des camps comme celui de Tule Lake en Californie, évoqué dans le livre.
A partir de cette toile de fond, Christian Kiefer tisse une structure narrative assez éblouissante, complexe par les chemins empruntés sur trois arcs temporels ( deuxième guerre mondiale, 1969 et 1983 ). Plutôt que d’alterner classiquement des chapitres distincts sur chaque période, l’auteur choisit de superposer passé et présent pour raconter deux familles qui cherchent à faire la paix avec leur passé, une blanche, une nippo-américaine.
Tout commence, superbe chapitre, avec le retour de Ray Takahashi, été 45, dans sa ville natale. Jeune GI, il revient du front d’Europe de l’Ouest. Il a combattu pour un pays qui a contraint sa famille à abandonner sa maison pour un camp d’internement, mais il veut revoir celle qu’il aime, sa voisine Helen Wilson. Il n’est pas le bienvenu, loin de là. Comme tous les Nippo-américains, il n’a plus sa place chez lui. On comprend assez vite que le narrateur ne connait pas Ray mais il enquête sur sa disparition durant ce même été à la demande d’une tante éloignée qui est la mère d’Helen. le narrateur, lui, revient de la guerre du Vietnam. Il ne découvrira la vérité sur Ray qu’en 1983, suite à la confrontation entre deux féroces matriarches, la mère de Ray et la mère d’Helen.
La façon dont l’auteur lève le voile sur la couche de secrets, déterre les trahisons, les mensonges et les traumatismes enfouis, brise les mythes et les silences est admirable. On comprend petit à petit personnalité, motivation et dynamique de chacun. L’histoire tragiquement imbriquée de ces deux familles est peuplée de fantômes ; tous, personnages, principaux ou secondaires, sont hantés, à commencer par le narrateur, tourmenté par les civils vietnamiens qu’il a tués ou fait tuer en appelant à la rescousse les avions F-4 Phantom qui ont bombardé sans relâche des villages.
En fait, s’il désarçonne au départ et peut agacer par sa façon d’annoncer qu’il va y avoir une révélation, le procédé narratif qui consiste à entremêler dans un même chapitre passé / présent prend progressivement tout son sens en mettant en lumière les cycles qui semblent piéger les personnages et plus largement les Etats-Unis : cycles de racisme, cycles de guerres, cycle de culpabilités et de peurs. Fantômes est un grand roman sur la culpabilité lié à un passé obsédant. Il fait réfléchir sur la façon que nous avons d’essayer, chaque jour, d’effacer des crimes passés, grands ou petits, qui ont durablement infléchi nos idéaux et valeurs ; ou comment nous prétendons les oublier alors qu’ils façonnent notre respiration même.
Un roman qui brise le coeur, à la rupture, mais dont on retient aussi la lumière du dernier chapitre, bouleversant, celui de l’apaisement avec soi et son passé. Magnifiquement romanesque.