La femme sans qualités
Le 3 mars 2020
Richard Millet explore le vertige séparant deux univers : celui d’une serveuse et celui d’un ancien écrivain. Un très bon roman, mais pas un grand livre.
- Auteur : Richard Millet
- Editeur : Gallimard
- Genre : Roman
- Nationalité : Française
Résumé : « Je suis descendue ouvrir la porte que faisait trembler un semi-remorque chargé de rondins, tremblant moi aussi devant cet homme d’une cinquantaine d’années, un peu plus grand que ne le sont les hommes des hautes terres : quelqu’un d’épuisé, ou qui revient de loin, ou encore un homme revenu de tout ; un homme qui ne s’aimait pas, c’était visible, ma mère m’avait appris à les reconnaître, les plus dangereux, selon elle, car ils exigent tout d’une femme, sans contrepartie, parfois même jusqu’au sacrifice suprême. » Estelle, la narratrice, est serveuse dans un routier, à Saint-Andiau, dans le haut Limousin. Sa vie, à la monotonie désespérante, bascule avec l’arrivée d’un écrivain, qui, après avoir tant attendu de l’écriture, a renoué avec son métier d’instituteur. Elle va projeter sur « le maître » son désir, son dévorant besoin d’amour...
Critique : Ca ressemble à une rencontre. Celle, dans un petit village du Limousin, d’une serveuse avec un instituteur qui fut en son temps écrivain. Mais en définitive, ça ne peut pas en être une. Certes, ils se sont parlé, se sont vus souvent même, vont peut-être s’aimer, mais rien sinon une "dévoration" ou un sacrifice ne pourra les réunir véritablement. Toute entière désirante, la serveuse - dans laquelle Richard Millet a eu l’audace de se glisser -, n’a pas connu les livres ni l’amour physique. Elle prend néanmoins conscience du sort tragique que l’amour total réserve aux femmes, de ce que signifie l’abandon de la proie qu’elle est face à l’homme-prédateur qu’est l’instituteur. Il n’y a point d’autre salut, tout le reste n’est que comédie. D’où, sans doute, un nihilisme grave et cru, une impossible réconciliation avec soi et avec les autres, un besoin de dériver vers le rien comme si on pensait pouvoir dériver vers l’infini. Tenter de cohabiter avec la mort en somme.
Dans ce roman, Richard Millet ne mentionne à aucun moment le mot poète alors que la première phrase de tous les chapitres, en dehors du premier, contient le mot écrivain ou le verbe écrire : "Vous étiez écrivain et vous brisez mes rêves" ; "Il avait été écrivain..." ; "Ecrivain c’est ce qu’il avait été..." ; "Il avait écrit une trentaine de livres" etc. Faut-il y voir un signe ? Celui d’une autre rencontre impossible entre "l’écrivain" et son sujet, l’impossibilité pour "l’écrivain" de se glisser complètement dans la peau de sa narratrice ou encore l’impossibilité pour deux mondes socialement et culturellement opposés de communiquer dans la sphère littéraire ? Bien sûr, Richard Millet sait "écrire", très bien "écrire" même, bien sûr il y a un travail sur la forme qui a quelque chose de ressemblant avec le monologue de Molly Bloom, mais il n’y a pas ce renoncement (propre aux poètes ?) susceptible de créer une rencontre, là encore totale, avec son personnage, ou d’opérer une introspection qui viendrait véritablement de l’extérieur.
A aucun moment, Richard Millet ne renonce en effet à son style "d’écrivain". Dès lors, quand la subjectivité de la narratrice rencontre celle de l’auteur, quand elle semble sincère en quelque sorte, le talent de Millet parvient à dessiner les contours d’un univers nouveau et singulier. Quand l’auteur prend le dessus sur son personnage, en raison, la plupart du temps, d’une prose trop sophistiquée pour être crédible, le récit, allégorique ou non, perd de sa puissance pour devenir discours. D’où la sensation que nous sommes face à un bon, voire un très bon roman, mais peut-être pas face à un très grand livre.
Richard Millet, Dévorations, Gallimard, 220 pages, 2006, 16,50 €
Réédité chez Folio, le 6/03/2008, 8 €
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DIANA 11 février 2008
Dévorations - la critique du livre
Cela ne ressemble pas à une véritable rencontre, ce serait plutôt une rencontre manquée,ratée (si on se place du point de vue de la narratrice) entre un ancien écrivain (information qui est martelée tout au long du livre) et d’une serveuse. Une serveuse qui se plaît à dire qu’elle est une inculte, une inculte dont le long soliloque semble avoir été ciselé par un joaillier du langage. Mais après tout ne remettons pas en cause ce choix de l’auteur de nous faire croire que de telles phrases, puissent être prononcées par une jeune femme qui refuse de lire (et dont le parcours scolaire fut bref), comme si de telles fulgurances lui étaient accessibles du fait de son innocence littéraire.
Dans ce livre chacun en prend pour son grade, les femmes, les hommes, les étrangers, la société de consommation, le métissage et tout ce qui touche de près ou de loin aux livres, même la protagoniste n’est pas exempte de la misanthropie de l’auteur, elle est toujours dans des situations où elle est ridicule, seul le maître,l’ancien écrivain, garde une forme de grandeur à cause de la distance qu’il y a entre la narratrice et lui,et qui alimente une sorte de légende autour de cet homme dont nul n’arrive à percer les pensées.
On retrouve dans ce livre notre habituel Richard Millet troublé par les mêmes thèmes qu’il aborde dans le Goût des femmes laides ou le Désanchantement de la littérature, c’est-à-dire la fin d’un monde et la vacuité de celui qui en naît, la perte des valeurs, le métissage qui lui aussi aide à la perdition de la société judéo-chrétienne qu’est la France.