Le 5 février 2019
Derrière une mise en scène virevoltante et une intrigue superficielle se cache une réflexion critique particulièrement acérée.
- Réalisateur : Brian De Palma
- Acteurs : Nicolas Cage, Gary Sinise, Carla Gugino, John Heard, Stan Shaw
- Genre : Drame, Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Thriller
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Gaumont Buena Vista International
- Durée : 1h38mn
- Date télé : 9 septembre 2021 20:55
- Chaîne : Paris Première
- Box-office : 1 094 735 entrées France / 383 259 PP
- Date de sortie : 11 novembre 1998
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Résumé : Le palais des sports d’Atlantic City contient à peine la foule venue assister au match du siècle, où s’affrontent deux poids lourds de la boxe. Soudain des coups de feu éclatent à proximité du ring et le secrétaire d’Etat à la Defense s’effondre, mortellement blessé. L’enquête commence sous la direction de l’inspecteur Rick Santoro, policier corrompu. Rick va s’efforcer de sauver sa réputation ainsi que celle de son ami Kevin Dunne, chargé de la sécurité du secrétaire d’Etat, et qui s’était malencontreusement absenté au moment du drame...
Critique : Dès le début, ce (faux) long plan-séquence qui introduit les personnages, le décor et les enjeux, Brian De Palma saisit son spectateur pour ne plus le lâcher et imprime un rythme frénétique : le trop-plein est déjà là, aussi bien dans le bling-bling de Rick, avec ses hurlements et son téléphone plaqué or que dans une saturation de l’image et des mouvements de caméra. Le soupçon de virtuosité gratuite, qui n’a cessé de coller aux basques du cinéaste, enfle au fur et à mesure que l’intrigue dévoile ses pauvres secrets : du travelling en plongée verticale sur les chambres de l’hôtel jusqu’aux flash-back en vision subjective en passant par le split-screen ou les plans débullés, il ne cesse de parcourir l’espace (le casino où ont lieu un combat de boxe et un meurtre) et le temps (l’impeccable structure du film revient perpétuellement sur ce qui s’est réellement passé) en une interrogation complexe. Si le traître est vite démasqué, pour le spectateur encore plus que pour le héros dépassé par les événements, c’est que De Palma s’intéresse moins au whodunit qu’à l’observation critique d’un monde englouti sous des images proliférantes, ce tombereau d’images qui, en montrant tout, ne montrent plus rien. Sa caméra véloce (c’est le sens du début) accumule les indices sans les déceler, perdus qu’ils sont au milieu d’un excès de sens : qui joue un rôle ? La pom-pom girl ? La rousse ? La femme aux faux cheveux blonds ? Kevin Dunne, l’ami de Rick qui fait son admiration ? Tout se passe au fond comme si le réalisateur posait pendant tout le reste du film la critique de son plan-séquence initial : je vous ai montré, et vous n’avez rien vu. Reste à revenir inlassablement aux autres images, comme John Travolta revenait au son dans Blow out, à parcourir le trop-plein pour en extraire la vérité. Sauf que celle-ci se dérobe, n’est jamais complète dans un univers de simulacres : et le dernier plan, lui aussi plan-séquence qui se déroule pendant le générique de fin, boucle le film en même temps qu’il l’ouvre sur d’autres perspectives. Mais cette image finale, Rick ne la voit pas, elle est réservée, en hommage peut-être au « Rosebud » de Citizen Kane, au seul spectateur.
Nicolas Cage incarne sans mesure un loser pétaradant, aussi artificiel qu’égocentrique qui, bien sûr, va trouver le rachat dans l’aventure : à la manière d’une initiation, il doit mourir symboliquement (il est trahi, rossé, abandonné par sa femme et sa maîtresse) pour redevenir humain et laisser tomber le fracas ; on a même droit à son chemin de croix suivi par un Judas armé dont les éclairs font apparaître l’ombre menaçante. De Palma n’est jamais dans la demi-mesure : son film éclate, multiplie les morceaux de bravoure et les fausses pistes, s’amuse à nous perdre et à nous faire croire que nous avons compris. Mais non, la vérité se dérobe malgré les images successives qui en dévoilent des parts.
Interroger l’image, c’est interroger le cinéma : non seulement à travers des références (entre autres celle de Hitchcock, évidemment), mais en lien avec le cinéma contemporain, avec cette excroissance étourdissante qui cache derrière un mouvement constant sa vacuité : en même temps De Palma revisite son propre cinéma en une mise en abyme inventive. Ce faisant, c’est notre monde qu’il ausculte : celui des écrans omniprésents, du complot, de l’immoralité généralisée, celui enfin que nous ne sommes plus capables de regarder ni de comprendre : ce que nous croyons vrai est un leurre, et peut-être n’y a-t-il plus au fond que des leurres servant à appâter le chaland pour mieux le tromper.
« Snake eyes » signifie « la plus petite combinaison aux dés », que les sous-titres traduisent par « double 1 » ; difficile pourtant de ne pas croire qu’il désigne également l’œil, ou plutôt les yeux multiples (humains, des caméras de surveillance, des enregistrements), ces yeux mobiles qui s’égarent dans un maelström d’images insignifiantes. De Palma voulait-il, en vieux maître, rejeter son époque pour en privilégier une dans laquelle on savait voir ? Porter un jugement ironique sur l’univocité du cinéma contemporain ? Reste que sa virtuosité, qui s’assagit en même temps que son héros se sépare de ses attributs clinquants, est éblouissante et ne s’embarrasse d’aucun scrupule quant au « réalisme ». On est bien plutôt dans une œuvre mordante, épuisante, qui montre en critiquant, démonte ce qu’elle produit, tout en respectant des codes établis, non sans les avoir vidé de leur substance.
Qu’est-ce qui reste encore debout ? Pas la société américaine et ses complots, pas les industriels voraces, ni un ensemble de personnages médiocres et / ou compromis. S’il n’y a plus rien à espérer de ce côté, a corruption étant partout, ce qui fait tenir un monde exténué, c’est le cinéma et la réflexion sur le cinéma. Voilà pourquoi, malgré des coquetteries, des fautes de goût, cet obsessionnel de De Palma demeure un grand cinéaste et pas seulement un grand technicien.
- © 1998 Paramount - Touchstone Pictures. Tous droits réservés.
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