Le 20 février 2025

- Réalisateur : Brian De Palma
- Plus d'informations : Le site des Éditions Pot D’Colle
Échange avec Jean-François Buiré autour de L’Impasse (Carlito’s Way), film de Brian De Palma resté encore trop méconnu, et qui demeure pourtant un sommet de sa filmographie.
Et si Carlito Brigante était un magicien fatigué, exerçant ses pouvoirs chancelants dans le New York désenchanté des années 1970 ? C’est la thèse défendue par l’auteur Jean-François Buiré, plume passée – entre autres – par les revues Cinémaction, Trafic ou Les Cahiers du Cinéma, dans un essai original et stimulant : De Palma, Mana, Cinéma (Éditions Pot D’Colle). Entretien téléphonique avec l’auteur autour de ce film resté méconnu trois décennies après sa sortie, qui demeure pourtant l’un des sommets de la carrière de son réalisateur.
Quelle est votre histoire avec L’Impasse ? Quelle relation avez-vous noué avec lui à travers les années ?
Jean-François Buiré : Je n’ai pas été immédiatement attiré par le film ; j’avais un rapport complexe à De Palma à l’époque puisque j’aimais toute sa filmographie des années 1970 jusqu’au début des années 1980, mais avais été moins séduit par ce qu’il avait fait ensuite. Je l’ai découvert en le projetant car j’étais projectionniste à l’époque, dans une salle de la périphérie lyonnaise. Or, projeter un film est la moins bonne façon de le voir !
Malgré tout, en en captant quelques instants à travers la fenêtre de la cabine de projection, j’avais été attiré par L’Impasse, et suis donc allé le voir en entier. Depuis, mon intérêt pour lui ne s’est jamais démenti. Aujourd’hui, j’aurais une petite réserve sur le personnage féminin principal – mais, en dehors de cela, je continue à trouver que c’est une œuvre d’une intensité dramatique et émotionnelle assez rare.
Mon livre est en fait la version retravaillée d’un texte que j’avais écrit pour la revue lyonnaise Génériques en 1996. Depuis, j’avais toujours le sentiment que L’Impasse demeure étrangement méconnu… N’exagérons rien : ce n’est pas le plus confidentiel des films mais, compte tenu de ses conditions de production, de son réalisateur et son acteur principal, il est étonnant qu’il ne soit pas plus connu. Et, si certains longs-métrages ne rencontrent pas leur public à leur sortie, cela peut leur arriver plus tard – c’est le cas, pour citer un contemporain de L’Impasse, d’Un jour sans fin, sorti en catimini en France et depuis devenu un classique de la comédie. L’Impasse, lui, est très connu… de ceux qui le connaissent déjà, mais méconnu pour des autres.
La méprise qui a pu avoir lieu est aussi liée à Scarface, tourné dix ans auparavant – par le même cinéaste et le même acteur, donc, mais aussi chapeauté par le même producteur (Martin Bregman) et portant sur un sujet assez proche. Et si beaucoup de spectateurs s’attendaient à un Scarface 2, il en fut tout autrement. En une décennie, les personnages interprétés par Al Pacino sont même passés de « la vie de rêve » à « la fin du rêve »…
Jean-François Buiré : Oui, et je crois que ce qui a pu jouer contre L’Impasse est qu’il s’agit d’une œuvre largement placée sous le signe de l’émotion. On est ici loin de Scarface et son personnage qui, en dehors de quelques lignes rouges – ne pas tuer d’enfant, par exemple – est un personnage, dur, froid, même très contestable ! L’Impasse, lui, est centré sur des choses bien plus affectives, est plus mélancolique, et ce n’est peut-être pas ce qu’on en attendait à sa sortie.
J’ajouterai qu’il est sorti après deux autres œuvres ayant pour sujet le poids du passé qui empêche les individus d’avancer, thèmes récurrents dans le film noir : d’une part le troisième volet du Parrain, également avec Pacino, et qui fut lui aussi un échec, d’autre part Impitoyable. Peut-être qu’alors le thème ne paraissait pas très original. Enfin, j’avance dans le livre qu’à l’époque, quatre cinéastes américains (Tim Burton, James Cameron, Michael Moore, Quentin Tarantino) sont particulièrement en vogue, et que ce que fait De Palma ne ressemble à aucun d’entre eux.
Vous analysez L’Impasse à la lumière du « mana », notion empruntée à la magie. Quels sont les symboles ou signes disséminés qui vous ont mis sur cette voie ?
Jean-François Buiré : J’aurais du mal à remonter à la source initiale de cette métaphore, peut-être est-ce lié au fait que j’avais été moi-même enchanté par le film. Pourtant, il ne joue jamais sur cette idée un peu facile que « le cinéma, c’est magique », et à aucun moment, il n’y est explicitement question de magie. Cela dit, cette approche me permettait de prendre un peu de distance par rapport à sa seule intrigue.
Surtout, le personnage de Carlito Brigante est habité d’une « puissance », qu’il semble toujours sur le point de perdre. Le mana, c’est justement ce principe d’efficacité magique, très présent dans les sociétés à croyances magiques, notamment polynésiennes. C’est une sorte de fluide intangible que l’on peut rattacher à certains facultés de Carlito : son intuition, sa connaissance intime du monde dans lequel il évolue, les puissances qu’il peut y invoquer.
Vous vous servez également de la magie comme d’un point de départ pour évoquer la tension, si ce n’est l’opposition entre cette dernière et la technologie – omniprésente chez De Palma, depuis les micros de Blow Out jusqu’aux caméras démultipliées de Snake Eyes…
Jean-François Buiré : En effet, et L’Impasse n’y fait pas exception – par exemple, que dans le premier volet de Mission : impossible qu’il a réalisé. Chez De Palma, la technologie audiovisuelle a à voir avec la magie, en ce qu’elle permet de prime abord la négation de la distance physique. Or, le cinéaste nous le rappelle, cette distance est toujours là : la fin de L’Impasse, c’est avant tout un homme qui cherche désespérément à rejoindre un quai de gare pour fuir avec la femme qu’il aime… mais qui en est empêché par la réalité physique du monde.
L’une des plus belles illustrations depalmesque de cette idée figure dans un long-métrage qui est par ailleurs loin d’être le meilleur de son auteur, Mission to Mars, où deux spationautes dans l’espace se parlent. Ils ont l’impression d’être l’un à côté de l’autre, mais la distance qui les sépare est en réalité infranchissable. L’un sait que, s’il veut rejoindre l’autre, il ne pourra pas en revenir. Là encore, la négation de la distance trouve sa limite.
Pour vous, ce mage aux pouvoirs qui déclinent, ce pourrait même être Brian De Palma lui-même.
Jean-François Buiré : En reprenant sa filmographie, je me suis rendu compte qu’il avait réalisé L’Impasse quasiment au mitan de sa carrière, puisqu’il a commencé au début des années 1960. Lorsqu’il réalise ce film, il sort de plusieurs échecs, particulièrement celui du Bûcher des Vanités. Les cinéastes les plus fameux de sa génération – les Coppola, Scorsese, Spielberg – ont tous essuyé des revers au tournant des années 1990, au moment où ils pouvaient commencer à se sentir vieillir. L’idée de réaliser L’Impasse dix ans après Scarface pourrait être vue comme une volonté de revenir sur un terrain plus balisé. Or c’est précisément ce que De Palma voulait éviter : il ne se contente pas de refaire Scarface, il fait un film qui en est presque aux antipodes.
D’où cette notion de « puissance » que je mentionnais : pas au sens de ce qui permet d’en imposer aux autres, mais de ce qui permet d’accomplir quelque chose. Il ne s’agit pas seulement que le personnage arrive à ses fins (ce ne sera pas le cas) mais que, en
cours de route, le cinéma accède de nouveau à la puissance qui peut être la sienne., il finit par déployer une énergie cinématographique qui nous emmène très loin, et l’on finit par désirer que la séquence ne se termine jamais…
Si De Palma est précisément un cinéaste de la puissance, de la maîtrise, certains des plus beaux moments de ses films sont ceux qui laissent davantage à l’improvisation, à l’imprévisibilité. Vous citez cette formule chère à Fritz Lang : « ce moment qui nous échappe »…
Jean-François Buiré : Je repars dans mon livre de la distinction que faisait Manny Farber entre les cinéastes « éléphants blancs » et les cinéastes « termites ». Il rejetait assez violemment les premiers et je dois avouer avoir du mal, moi aussi, avec ces réalisateurs qui se présentent comme de purs maîtres, connus pour leur discipline. Certes, le cinéma est un moyen d’expression matériellement si lourd qu’il requiert de la maîtrise mais les œuvres de ces réalisateurs ne me touchent pas personnellement. Même si De Palma peut lui-même apparaître comme une figure de maître, l’inquiétude qui naît de la conscience du fait qu’on ne peut pas tout maîtriser est omniprésente dans ses films, et c’est là selon moi que son cinéma devient vraiment intéressant et poignant. On revient là à la magie puisque le mage, le thaumaturge, le sorcier est toujours censé être en position de maîtrise, mais il peut rapidement perdre celle-ci.
Livre en quadrichromie paru en octobre 2024.
12 x 20 cm (broché).
97 pages (ill.)