Le 10 mai 2021
Si les morts pouvaient parler, quelle histoire nous raconteraient-ils ? Un livre très réussi, qui associe la narration classique d’un roman aux élans lyriques de la poésie.
- Auteur : Clémentine Beauvais
- Collection : L’Iconopop
- Editeur : L’Iconoclaste
- Genre : Roman-poème
- Nationalité : Française
- Date de sortie : 8 avril 2021
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
Résumé : Tiré du recueil des {Fleurs du mal}, le poème "Une charogne", est le point de départ du dernier roman de Clémentine Beauvais. Alors que dans ce poème Baudelaire décrit avec un plaisir presque morbide ce corps désincarné, gisant le long d’un chemin, l’autrice, quant à elle, va prendre le contre-pied total du poète, en redonnant vie à ce corps, grâce à sa muse Jeanne Duval.
Critique : Alors que le mois d’avril célébrait le bicentenaire de Baudelaire, l’une des figures majeures de la poésie française et mondiale, Clémentine Beauvais, habituée des romans jeunesse, ne pouvait pas lui rendre plus bel hommage avec cet ouvrage.
Décomposée, qui se présente presque, par sa forme hybride, comme un roman-poème, reprend en effet un motif baudelairien très répandu, celui de la charogne. Dans le texte éponyme, alors qu’il est accompagné de sa muse, Jeanne Duval, l’auteur décrit une vision cauchemardesque, celle d’un cadavre en décomposition. Ce spectacle morbide sera le point de départ de cette œuvre révolutionnaire, puisqu’elle placera la laideur au rang d’art.
Ainsi, le choix de Clémentine Beauvais de prendre ces douze quatrains comme support n’est pas anodin. De la même façon que son modèle, elle cherche à montrer que derrière la hideur peuvent se cacher la beauté et la littérature.
L’autrice fait le choix de donner la parole aux femmes qui gravitent autour d’"Une Charogne", à savoir Jeanne Duval qui sera la narratrice du roman et la charogne elle-même qui, sous la plume de Beauvais, deviendra Grâce.
Composé de dix-sept fragments ou micro-récits, le texte narre la vie de l’héroïne d’abord prostituée, puis chirurgienne, qui deviendra par la suite avorteuse et tueuse en série. Cette histoire, c’est Jeanne Duval qui l’invente, en s’inspirant de détails de sa vie, mais aussi de son époque, racontant presque, sous la forme d’une chronique réaliste, le quotidien des femmes souvent maltraitées et manipulées par les hommes. Au fil des pages, le propos s’étoffe d’une dimension féministe dans sa dénonciation des violences subies et des risques encourus lors d’avortements clandestins. Il parvient même à son paroxysme lorsque Grâce, lassée de tant de misogynie, décidera d’utiliser ses aiguilles d’avorteuse pour assassiner.
Ainsi, l’histoire que raconte Jeanne Duval à Baudelaire est tragique et en même temps forte de revendications, qui laisseront de marbre le poète. Ce dernier refusera de laisser à son interlocutrice le soin terminer son récit, partant écrire ce texte macabre que nous connaissons tous.
En outre, Décomposée, plus qu’un hommage à l’artiste et à son célèbre fragment poétique, est en réalité un éloge des femmes et plus particulièrement de Jeanne Duval, qui aura vécu sa vie dans l’ombre de l’auteur et retombera dans l’anonymat à la mort de ce dernier. Ce récit est aussi un hommage à ce corps qui croisera leur route. Désincarné une première fois, car assassiné et mutilé, il le sera à nouveau sous la plume de Baudelaire, qui s’en servira comme d’un support pour sa poésie, plus que comme sujet à part entière.
Décomposée est un livre très réussi : il associe la narration classique d’un roman aux élans lyriques de la poésie, comme pour bousculer le lecteur.
13 €
128 pages
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Kirzy 22 juin 2021
Décomposée - Clémentine Beauvais - critique du livre
Lorsque j’ai été percutée par la beauté des Fleurs du Mal au lycée, La Charogne est le poème du recueil qui m’a le plus fascinée, sidérant de violence inattendue dans les mots d’un poète qui,s’adressant à son amante, lui prédit d’être une jour, elle aussi, mangée par une vermine qui la couvrira de baisers.
Dans ce roman en vers libres, absolument éblouissant, Clémentine Beauvais, donne une voix à la charogne, incarnée sous les traits de Grâce. Elle raconte sa vie à Jeanne Duval, la muse de Baudelaire, lorsque celle-ci rencontre sa carcasse pourrissant au détour d’un sentier. L’auteure s’empare du duo Grâce – Jeanne avec une liberté formelle vivifiante. le récit de poésie narrative ne s’enferre jamais dans un genre, rebondit dans plusieurs. Un anti-sclérose littéraire, tour à tour poétique, théâtral, sociétal, graphique, porté par une écriture savoureuse, à la fois lyrique et crue, narquoise et puissante. le travail sur la langue est remarquable, emplie de sensations, d’images, jouant sur le placement des mots sur la page sans que cela ne sente la pause ou la facilité.
Le texte, découpé en lieux ( « détour d’un sentier », « montagne », « ravin », « tout un monde lointain », « rue de la femme sans tête » etc ), choisit de mettre Baudelaire en retrait pour placer sous la lumière les deux femmes, Grâce et Jeanne. Superbe choix, politique, féministe, qui accouche d’une réflexion très générale sur la condition féminine.
On est très loin des muses du XIXème siècle à l’image figée par le regard masculin des grands artistes. le destin tragique de Grâce, couturière, prostituée, chirurgienne d’instinct, avorteuse puis tueuse, embrasse son désir d’émancipation et les difficultés auxquelles se heurte sa condition sociale défavorisée. Elle évolue avec les conditions de liberté qui lui sont données, minimales. le corps féminin est au coeur de ses tensions, jusqu’à sa putréfaction impudique, au détour d’un chantier.
Pour autant, jamais Clémentine Beauvais ne tombe dans le manichéisme et présente ses personnages féminins avec toutes leurs intrications contradictoires, leur violence aussi. La sororité, elle-même, n’est pas glorifiée comme une utopie souriante mais décrite dans sa complexité, les femmes sachant se faire les bourreaux de leurs consoeurs lorsqu’il faut rentrer dans la norme.
Cette revisite audacieuse, créative et originale du poème de Baudelaire m’a immédiatement plu, dès les premières pages qui m’ont bousculée et touchée , parlant aussi bien à l’intellect qu’au coeur. Réjouissant !
Ps : ce texte est le sixième publié par la collection Iconop ( dirigée par Cécile Coulon et Alexandre Bord ), projet littéraire fort excitant des éditions L’Iconoclaste mettant à l’honneur d’une poésie contemporaine sans entrave.