Orange is the new Sinan
Le 3 août 2018
Se prétendre une vocation d’artiste n’est-il qu’une chimère qui cache une peur de marcher dans les pas de ses parents ? Répondre à cette question intime est la clef du passage à l’âge adulte. C’est aussi celle que se pose Sinan, alter ego rajeuni de Nuri Bilge Ceylan, dans ce magnifique long-métrage, apothéose d’une carrière déjà si riche.
- Réalisateur : Nuri Bilge Ceylan
- Acteurs : Doğu Demirkol, Murat Cemcir, Bennu Yıldırımlar
- Genre : Drame
- Nationalité : Turc
- Distributeur : Memento Distribution
- Durée : 3h08mn
- Titre original : Ahlat Ağacı
- Date de sortie : 8 août 2018
- Festival : Festival de Cannes 2018
Résumé : Passionné de littérature, Sinan a toujours voulu être écrivain. De retour dans son village natal d’Anatolie, il met toute son énergie à trouver l’argent nécessaire pour être publié, mais les dettes de son père finissent par le rattraper…
Critique : Ce jeune homme qui, depuis le fond de sa chaise, soupire en regardant sa montre a, un court instant, ravivé toutes nos peurs à l’égard de ce film programmé en toute fin de ce Festival de Cannes, alors que peu journalistes présents depuis son ouverture tenaient encore debout. C’est pourtant sur cette image que débute Le Poirier sauvage, le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, de retour sur la Croisette quatre ans après la Palme d’Or reçue pour Winter Sleep. Son style, que l’on sait très écrit et contemplatif, avait de quoi nous faire craindre de trouver nous aussi le temps long et de lutter contre Morphée. Mais le talent du réalisateur turc, dont on connaît la propension à étirer ses récits au-delà de trois heures, est tel que la longueur du film ne se fait pas ressentir, tant le rythme apaisé qu’il nous présente nous transporte dans un récit plaisant et enrichissant dans lequel on aime à se plonger.
- 2018 NBC FILM The Wild Pear Tree
Après de nombreux films tournés dans sa région natale, l’Anatolie, Ceylan est allé tourner ce nouveau long-métrage dans les Dardanelles, dans l’ouest du pays, qu’il parvient tout autant à sublimer grâce à son talent de photographe. Il est impossible de ne pas voir en son personnage de Sinan une projection de lui-même. Ce jeune homme, passionné de littérature, qui revient dans son ville natale après ses études avec, en tête, l’ambition d’écrire un roman se déroulant sur place, condense à lui seul toutes les angoisses que Ceylan continue à avoir sur son travail après sept long-métrages. Voir que beaucoup de ses interlocuteurs limitent son projet à une banale réclame touristique en dit long sur les doutes qu’il peut avoir sur l’accueil de ses films.
Mais son écriture réussit toujours à dépasser de très loin la seule image d’Épinal donnée à l’Anatolie. Ici, c’est la question de la transition d’un âge de « jeune adulte », comme on dit maintenant, à celui de la véritable maturité. Pour cela, il a recours à des dialogues d’une finesse éclatante, en particulier lors des échanges entre Sinan et son père, qui apparaît pour lui comme un raté qui a gâché son talent, peinant désormais à dissimuler sa déchéance morale comme financière derrière une attitude de péroreur. Sa frustration de voir l’un de ses modèles lui afficher un certain mépris en ne lui assénant, en guise de conseils, que des banalités, est également un passage incontournable tant il réussit à capter tout autant cette réflexion sur la difficile condition d’artiste que cette envie de passer pour autre chose qu’un jeunot inexpérimenté.
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Mais, davantage que les dialogues et le jeu de Dogu Demirkol, c’est la photographie qui en dit le plus long sur l’évolution de Sinan au contact des autres personnages. On avait découvert dans Winter Sleep une envie de la part de Ceylan de faire figurer la fin de vie par une omniprésence des couleurs hivernales ; c’est cette fois par les couleurs évoquant l’automne que l’auteur représente cette transition vers un autre âge. Il ne faut pas beaucoup de temps pour remarquer que chaque plan est composé d’au moins un élément dans une nuance de rouge ou orange. Pour les scènes en extérieur, les arbres dont les feuilles sont chargées en carotènes font souvent l’affaire ; mais pour les scènes urbaines (plus nombreuses que les précédents Ceylan) et celles en intérieur, la direction artistique est telle qu’elle y place constamment au moins un détail dans ses teintes (qu’il s’agisse d’un coussin, d’un paquet de Marlboro ou d’un drapeau turc). Les rares plans qui ne suivent pas cette règle chromatique sont des rêves ou l’aboutissement du parcours. Bien davantage qu’un petit jeu des décorateurs, il représente cette obsession qu’a Sinan de se faire reconnaître par ses aînés.
Ce jeu de couleurs devient d’ailleurs plus intéressant encore lors des passages où les teintes vertes deviennent dominantes. Ils correspondent à chaque fois à la rencontre entre Sinan et un habitant de son âge –qui incarne cette jeunesse, cet âge printanier, dont il veut s’extirper. Les deux plus marquantes d’entre elles sont, d’abord, la conversation qu’il a avec une jeune femme, filmée avec une telle beauté picturale qu’elle semble amorcer une histoire d’amour mais face à laquelle on ressent vite l’indifférence de Sinan ; et, ensuite, la conversation théologique qui se tient entre deux jeunes imams très impliqués dans la vie religieuse de la communauté. Durant près d’une demi-heure, cette séquence où les mouvances traditionalistes et modernistes de l’Islam s’écharpent dans un débat, certes passionnant sur le fond mais concrètement stérile dans sa finalité, est l’une des plus belles réussites dans le travail d’écriture de Nuri Bilge Ceylan, qui nous rappelle qu’il sait reproduire dans ses fictions tous les aspects de son pays.
La résignation de cet apprenti auteur face au manque de reconnaissance de son public pourrait être un moment difficile à passer mais Ceylan parvient à transformer cette aventure en un parcours intérieur d’une densité sans égale dans cette Compétition officielle cannoise. On aurait aimé que toutes ces immenses qualités formelles et scénaristiques soient récompensés. On se rassurera en se disant que c’est son horaire de programmation ingrate en toute fin de Festival qui lui a été préjudiciable aux yeux du jury qui ne l’a pas primé. Et puis, on ne pas gagner la Palme d’Or à tous les coups !
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Noemie 13 août 2018
Cannes 2018 : Le Poirier Sauvage - la critique du film
Votre critique est excellente. Merci. Je m’abonne à ce site car cela fait très très longtemps que je ne lis plus "les critiques officielles" tellement elles sont insipides et passent à côté de l’essentiel. Une question pourtant : où avez-vu vu un drapeau tunisien ? Merci en tout cas pour ce plasir partagé d’un cinéaste hors pair.
Julien Dugois 14 août 2018
Cannes 2018 : Le Poirier Sauvage - la critique du film
Noémie, merci de votre retour. En vous lisant je me suis également demandé où j’ai pu évoqué un drapeau tunisien, et pourtant c’est bien ce que j’ai écrit. Comme quoi, j’étais vraiment crevé à la fin du Festival. C’est regrettable que personne ne me l’ai fait remarquer plus tôt.
gylned 5 novembre 2020
Cannes 2018 : Le Poirier Sauvage - la critique du film
Je crois que ce n’est pas un drapeau tunisien mais un drapeau turc.
On le voit lorsque Sinan, rend visite à son père à l’école. En entrant on voit accroché à la porte deux drapeaux rouge avec un croissant et une petite étoile de couleur blanche. C’est à la 215 minutes du film. Il faut dire que le drapeau tunisien ressemble beaucoup au drapeau turc par ses couleurs.
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