Traits de génie
Le 3 novembre 2019
Difficile de parler d’un tel ovni, à la fois beau livre, album de souvenirs et de BD, et chronique élégante, acérée de New York en miroir de l’Amérique, sur les dix ans que dura la collaboration du dessinateur du fameux Maus avec le prestigieux magazine The New Yorker.


- Auteur : Art Spiegelman
- Traducteur : Philippe Mikriammos
- Dessinateur : Art Spiegelman
- Editeur : Flammarion
- Date de sortie : 3 septembre 2004

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Le plaisir, face à ce concentré d’intelligence et d’humour, est multiple.
Il y a d’abord le plus immédiat : celui, esthétique, que procure la reproduction sur un papier au grain épais, très "artistique", des illustrations toutes plus percutantes et splendides les unes que les autres ; en point d’orgue et comme un cri muet, la couverture du New Yorker illustrant le 11 septembre : deux tours noires sur fond noir. Au fil des pages et jusqu’à cette "une" magnifiquement sinistre, on est soufflé par tant de pertinence, par cette capacité à dire en quelques traits tous les conflits et les débats de notre temps.
Le deuxième plaisir est précisément là : c’est celui des idées, que l’on partage ou pas, mais qui font toujours mouche, s’insinuent là où il faut. C’est qu’à travers un dessin changeant, capable de s’adapter de façon spectaculaire à son sujet - un dessin vivant, donc, au lieu d’être fossilisé autour de sa propre perfection - elles se concentrent infailliblement sur l’essentiel.
On serait donc déjà largement comblé par cette initiative éditoriale : rassembler toutes les illustrations ainsi que les projets rejetés par le New Yorker durant cette décennie particulièrement chargée (bavures policières, scandale Clinton, Afghanistan, Bush, les Twins, etc.). Or à cela et pour un troisième plaisir, de lecture celui-là, s’ajoute : le récit par Spiegelman d’une collaboration souvent houleuse et de l’actualité qui lui sert de contexte. Car ce voyage en terre respectable, prestigieuse et sûre d’elle, n’est pas toujours bien vécu par le dessinateur quelque peu dépassé par le succès de sa souris, et qui doit apprendre à se voir autrement qu’en artiste de l’underground, de la contestation à petit budget et tirages anecdotiques. Il y a du Woody Allen dans ce tiraillement évoqué avec esprit et autodérision, ainsi que dans le mélange d’humilité angoissée - pour ne pas dire d’auto-dénigrement - et de mégalomanie tyrannique quand on ose toucher à ses dessins ou à sa prose.
Mais celui qui sait si bien se mettre en scène dans ses bandes dessinées et ses chroniques, qui ne réserve pas ses piques aux autres mais les plante souvent dans ses propres travers et manies gagne sans cesse le droit d’être intraitable quant au respect de ce qu’on publie de son travail. Car c’est lui-même qu’il expose encore et toujours. Art Spiegelman ou la pensée critique incarnée...
112 pages - 30,50 €
Préface de Paul Auster.