Le char de fer - La chronique BD

Norvège, 1909. Dans l’élégante station balnéaire de Hvaler, le célèbre écrivain vient profiter du calme du lieu. Des promenades bucoliques, des rendez-vous mondains à l’heure du thé, des visites auprès de son ami Carsten Gjaernes et de sa sœur Hilde, qu’il aimerait courtiser. Une nuit, le garde-forestier est assassiné. Le détective Krag arrive de Kristania, l’ancienne Oslo, pour enquêter. L’écrivain lui servira de guide. Doucement vont ressurgir les vieilles histoires, les rancœurs éternelles ou les légendes murmurées au village. Comme celle de ce char de fer, que l’on entend la nuit dans la forêt chaque fois que la famille Gjaernes connaît une tragédie.

Attends... [1], le premier livre de Jason publié en France, était déjà un choc. Un bijou d’émotion, de sensibilité, tout en retenue et en silences. Le char de fer est son quatrième livre, sa première adaptation d’un célèbre roman de Stan Riverton, compatriote de Jason. S’il n’est donc pas l’auteur du récit initial, la patte du dessinateur est pourtant toujours là. Comme si deux univers fusionnaient en quelques planches. Mais qu’est-ce qui confère aux œuvres de Jason cette atmosphère si rare, pour ne pas dire unique ?

Lorsqu’on lit Le char de fer, on pense à Tchekhov, à sa société bourgeoise qui se complaît dans l’oisiveté. A Bergman, l’homme du nord comme Jason, et ses plans étirés, son art de la torpeur visuelle. A Conan Doyle, ses enquêtes minutieuses et inventives, ses subtilités psychologiques. A Edgar Poe enfin, et ses modèles d’épouvante victorienne raffinée. Jason joue de ces références avec une délicatesse, une élégance, un sens narratif extrêmement bien maîtrisés. Ses planches suivent une sorte de rythmique graphique avec une précision de métronome. Leur agencement géométrique, la répétition de leur composition exercent une forme d’hypnose sur le lecteur, l’entraînant plus loin encore dans son univers indolent.

Comme le Maus [2] de Spiegelman, les personnages du Char de fer ont des têtes d’animaux. Des expressions limitées. Et des grands yeux sans pupilles. Scott McLoud, dans L’art invisible [4], explique que plus les dessins des visages (in extenso des émotions) tendent vers le minimum figuratif, se contentant de quelques traits, plus le lecteur y greffe ses propres affects, ses propres sentiments. Renforçant ainsi nettement les mécanismes de l’identification. Une observation qui correspond à merveille au travail de Jason. Ses histoires, déjà sensibles et émouvantes en elles-mêmes, atteignent des dimensions d’humanité bouleversantes grâce à, magnifique paradoxe, la simplicité de sa représentation. Au pays des fjords, la rumeur se confirme : le feu est bien sous la glace.