Critique : La force de ce roman réside dans sa simplicité. Grâce à une écriture sans fioritures, l’œuvre de Sjón serait presque poétique, par sa manière d’aborder un sujet glaçant. Au départ, il y a ce jeune homme, retrouvé mort à bord d’un train, qui semble orienter le lecteur vers une enquête. Alors certes, le parcours de Gunnar nous est présenté comme un puzzle, dont, petit à petit, les pièces vont s’assembler. Mais l’important ne réside pas dans cette mort-là. L’idée est de démontrer que la tragédie se joue ailleurs. Et cette tragédie, c’est celle de la naissance d’un parti politique nationaliste, antisémite et au final néonazi.

Le trouble est encore plus grand au fur et à mesure que l’histoire se met en place. Les courts chapitres ne se ressemblent pas. On passe du présent à l’enfance du protagoniste en quelques pages ; enfance tout à fait banale, dont les souvenirs semblent heureux. Les événements se succèdent sans que le texte, à hauteur de petit garçon, ne tisse les liens de l’intrigue explicitement : c’est au lecteur de recomposer, lui-même sans puzzle, ce qu’il peut faire sans trop de difficultés.

Les genres se mêlent, tantôt des bribes de souvenirs choisis avec parcimonie, tantôt des correspondances, tantôt des documents qui nous éclairent sur le contexte historique. Le tout forme un destin qui n’a rien de remarquable, bien au contraire,. Mais il s’empare d’un sujet contemporain, la résurgence des idées nationalistes, de surcroît antisémites. L’action se déroule ici des années 1930 à 1960, à savoir l’époque où l’Europe en subira funestement la conséquence politique, puis celle où émerge l’absolue nécessité de ne plus jamais revivre l’horreur. Le parcours de Gunnar Kampen, dans ce contexte, nous éclaire sur la construction d’une adhésion à une idéologie radicale.

Ce roman ne cherche pas à identifier des causes ou à porter un quelconque jugement. Il s’agit de simplement de raconter un parcours de vie, dont la mort constitue la porte d’entrée, illustre aussi la permanence d’idées que l’on pourrait croire dépassées. La forme de ce texte est tout aussi importante que son propos. En retraçant une existence avec des fragments, comme des pièces d’un puzzle à assembler, l’auteur montre que les parcours ne sont jamais écrits d’avance et qu’une apparence aussi angélique que celle d’un jeune homme blond comme les blés peut abriter un engagement effrayant.

Malgré le choix d’une langue limpide, retranscrite avec probité par le traducteur, l’attention du lecteur sera portée vers les petits signes, quasi invisibles, s’agrégeant au cours des chapitres. Le roman est court, abordable, mais n’engage pas à la paresse. Son sujet pesant est raconté avec une légèreté insoupçonnée, qui porte la marque d’un grand écrivain.