Traducteur : le juste mot
Le 24 juin 2022
- Auteur : Nicolas Richard
- Genre : Roman
- Traducteur : Carine Chichereau, Nicolas Richard
- Festival : Aux quatre coins du mot 2022
Dialogue avec les traducteurs Carine Chichereau et Nicolas Richard durant le festival Aux quatre coins du mot, à la Charité sur Loire, qui s’est déroulé du 27 au 29 mai 2022.
C’est au cœur du cloître du prieuré de La Charité sur Loire que Carine Chichereau et Nicolas Richard, traducteurs de renom, nous ont accordé un entretien croisé autour de leur métier.
Ils étaient présents durant le festival Aux quatre coins du mot, un événement de quatre jours autour du mot sous toutes ses formes, avec pour cette thématique 2022 « le gai savoir » … et des rencontres aussi joyeuses que celles auxquelles se sont prêtés Carine Chichereau et Nicolas Richard.
aVoir-aLire : Comment avez-vous choisi ce métier et quel a été votre parcours ?
Carine Chichereau : Je pense d’abord que la traduction, c’est avant tout un acte d’écriture, et pour ce qui me concerne, c’est mon besoin d’écrire qui m’a poussé vers la traduction.
J’ai fait des études de lettres et d’anglais, puis mon professeur de maîtrise de traduction Paul Bensimon m’a aiguillé vers le DESS de traduction littéraire à Charles V. C’était il y a vingt-cinq ans.
Je fais partie des « rares anciennes » qui ont vraiment fait des études de traduction. Au départ, je voulais devenir journaliste, mais pendant mes études, j’ai fait un stage à la revue EUROPE. On m’a donné des articles à traduire et j’ai trouvé ça vachement bien ! J’ai donc choisi au final de faire des études de traduction.
La théorie, c’est bien, mais je dirai que c’est la pratique qui forme les traducteurs et les traductrices. C’est minimum vingt ans d’expérience ! (rires)
Et vous Nicolas Richard ?
Nicolas Richard : Même impulsion que Carine ! J’écris depuis tout gamin, j’ai des tonnes de manuscrits dans des caisses chez moi, des textes que j’écris depuis toujours, et effectivement, traduire c’est un moyen d’être payé pour écrire… et si en plus, on se retrouve dans des textes qu’on aime beaucoup, c’est plutôt agréable et on baigne dans la littérature tout le temps.
Pour ma part, j’ai commencé à traduire les poèmes de l’auteur californien Richard Brautigan pour les faire lire aux copains qui ne parlaient pas anglais. Et puis, par un concours de circonstances assez heureux, ils ont été publiés par une jeune maison d’édition qui se lançait.
J’ai ensuite traduit un deuxième recueil de poèmes, mais sans avoir fait d’études de traduction.
À cette période de ma vie, j’étais tout le temps aux États-Unis et je lisais constamment.
Disons que j’ai un peu fait les choses à l’envers, car je me suis rendu compte que j’aimais bien lire et écrire, par pure passion… que j’avais déjà des livres publiés, alors j’ai continué ! D’autres livres ont suivi très rapidement.
C’est donc pour moi un schéma différent de celui de Carine.
Est-ce qu’il vous arrive de refuser de traduire certains ouvrages ?
Nicolas Richard : Pour ce qui me concerne je n’ai pas envie de traduire n’importe quoi. J’ai ce luxe de pouvoir refuser les ouvrages qui ne me plaisent pas. Ma démarche, c’est vraiment de ne travailler que sur des textes qui me plaisent.
Carine Chichereau : Ma perspective est différente de celle de Nicolas, dans la mesure où j’ai des nécessités économiques qui font que je ne peux pas ne pas travailler…
Il faut savoir que les traducteurs n’ont pas de congés payés, ni d’assurance chômage.
Nous n’avons aucun droit et quand on tombe malade, on n’a quasiment rien !
Nous sommes auteurs et c’est un statut qui est très, très, précaire… Donc je suis parfois obligée d’accepter des choses par nécessité.
Combien gagne un traducteur ?
Carine Chichereau : Nous sommes payés au feuillet. Un feuillet, c’est 1500 signes, 60 signes sur 25 lignes. Mais ce qui compte, c’est le nombre de feuillets qu’on fait par jour. Le tarif moyen est de 21, 22 voire 23 €, mais des maisons commerciales, peu scrupuleuses, ont des tarifs bien en deçà de ceux-là, et techniquement, chaque personne a une manière de travailler qui sera différente…
Nicolas Richard : Oui, je souscris à 100 % à ce que vient de dire Carine sur la rémunération et la quantité de travail. Récemment, j’ai pris deux mois pour écrire mon prochain roman, mais ça ne m’était jamais arrivé auparavant !
J’ai pu me le permettre, car j’ai traduit la biographie de Barack Obama qui a été un énorme succès (nous nous y sommes mis à trois, avec mes collègues Charles Recoursé et Pierre Demarty). Nous touchons chacun un pourcentage sur les ventes, ce qui m’a permis d’avoir un peu d’argent d’avance. J’évoque cet aspect dans mon livre « Par instants, le sol penche bizarrement » (Robert Lafont). J’ai signé un contrat avec une clause de confidentialité extrêmement draconienne qui m’oblige à ne pas divulguer de détails quant à la manière dont nous avons procédé. Mais pour résumer, nous avons dû traduire en un temps record avec une "fact checkeuse" - comme on ne dit pas en français - et une éditrice, de manière à tout harmoniser. Et en plus, nous nous relisions entre nous.
Tout ça s’est fait en peu de temps, je n’avais même pas cinq minutes pour prendre l’air : il y avait des délais très stricts pour caler la fabrication, si bien qu’il était inenvisageable de prendre du retard sur le planning. Mais ce type d’expérience reste totalement exceptionnel.
En gros, le métier de traducteur nous rémunère proportionnellement à la quantité de pages que l’on traduit.
Je refuse au moins un livre sur deux, car je sais que je serai malheureux de passer du temps sur un live qui ne me plaît pas.
Quelle est la limite entre traduction et interprétation ? Y a-t-il une part d’interprétation dans la traduction ?
Nicolas Richard : Il y a un paradoxe, effectivement. La traduction, c’est à la fois extrêmement objectif et subjectif. Si je dois traduire la chaise rouge, il est évident que je ne vais pas le traduire par le fauteuil vert. Il importe avant tout d’éviter les fautes de compréhension et d’écrire dans un style qui soit un équivalent possible de celui de l’auteur, mais si cela est en réalité toujours … impossible !
Dans tous les cas, il faut toujours justifier les mots que l’on choisit.
C’est ça qui est très fructueux, car on a affaire à des éditeurs qui vont relire le texte de manière extrêmement méticuleuse - avec l’original sous les yeux - et qui, à tout instant, peuvent dire « pourquoi la chaise rouge est devenue le fauteuil vert ? ».
Donc la traduction, c’est intimement subjectif, parce que c’est nous qui devons ressentir le texte, et pas seulement pour les dialogues, mais pour toute la façon dont la phrase se structure, comment on l’entend… et pour autant, on ne doit pas inventer du texte et l’on doit traduire ce qui est dit.
Vous vous êtes livrés à une joute de traduction durant le festival Aux quatre coins du mot à la Charité sur Loire. Le public qui participait a bien entendu la part de subjectivité dans le choix des mots, pour chacun d’entre vous. Est-ce qu’il y a un champ sémantique plus attribué aux hommes et l’autre plus aux femmes ?
Carine Chichereau : Je dirais oui et non ! De manière globale, un ouvrage de littérature peut être traduit par n’importe qui. Il n’y a pas réellement de différence. Le genre n’intervient pas du tout ici.
En revanche, actuellement, je suis en train de traduire un livre qui a été écrit par Eliza Reid, la femme de l’actuel président islandais - qui parle justement du statut des femmes en Islande - et il y a tout un passage sur l’accouchement… donc je pense que je suis peut-être effectivement mieux placée que Nicolas pour ce cas-là (rires) .
Globalement, je pense qu’il n’y a vraiment pas de différence : un homme peut être aussi délicat qu’une fille peut être trash !
Il faut avoir un côté un peu schizophrène pour faire de la traduction, car on « vit » littéralement les personnages ?
Carine Chichereau : Oui, je pense qu’on s’adapte. C’est un peu comme les comédiens qui ont un texte à lire et puis qui vont l’interpréter. L’interprétation est obligatoire, sinon ce serait des mathématiques !
La joute à laquelle nous nous sommes livrés permet de voir à quel point on peut avoir des résultats différents, alors qu’au départ on a exactement les mêmes intentions.
À un moment, Nicolas va utiliser un vocabulaire plus familier et moi plus soutenu. La fois d’après, ce sera le contraire. Puis les textes s’équilibrent au fil de l’ouvrage.
On a tous nos propres versions et il n’y en a pas forcément une qui est meilleure qu’une autre.
Je prends souvent l’exemple d’une sonate de Bach : un élève du conservatoire va peut-être jouer ça magnifiquement bien, néanmoins quand on entendra un concertiste international, ce sera un cran au-dessus. Donc tout dépend de la personne qui traduit : la traduction d’un étudiant en Master ne donnera pas la même chose que le travail de Nicolas
Nicolas Richard : Pour chaque livre que je traduis, je mets au point une stratégie qui sera différente de la précédente. Je lis le texte et s’il me plait, peu importe la thématique, je sais qu’il va falloir que j’apprenne des choses.
Par exemple, si je ne connais pas bien la musique baroque ou l’architecture médiévale, alors ces livres-là seront l’occasion pour moi d’apprendre.
Je vais fournir les efforts pour apprendre ces choses que je ne connais pas. Si le texte me captive à la première lecture, alors je me donnerai les moyens de me mettre au niveau en procédant à des recherches.
Ce que je fais régulièrement, c’est de rencontrer des gens pour me faire expliquer des choses. Pour Stone Junction de Jim Dodge, par exemple, où il est question de poker, j’ai passé une après-midi avec un spécialiste qui joue beaucoup aux États-Unis pour qu’il m’explique tout ce qui est en jeu sur le circuit du poker, et pas seulement les règles et le jargon.
Vous vous souvenez systématiquement de tout ce vocabulaire que vous découvrez ?
Carine Chichereau : On s’en souvient… et on oublie beaucoup (rires).
Récemment, j’ai traduit un texte de Lauren Groff qui se passe au XIIe siècle en Angleterre dans une abbaye, donc j’ai fait des recherches de vocabulaire sur le vêtement au Moyen Âge.
J’ai fait un énorme travail sur les noms féminins des professions, parce que Lauren Groff elle-même a fait ce travail en anglais, mais je sais qu’il y a des choses que j’ai déjà oubliées !
Quel est l’ouvrage qui vous a donné le plus de « mots » à retordre en termes de traduction ?
Carine Chichereau : Deux garçons, la mer, de Jamie O’Neill (Libretto) - un Irlandais forcément (rires).
Ça a été un livre extrêmement difficile à traduire sur le début, mais qui est tellement génial que je voudrais ne pas l’avoir encore traduit pour m’y remettre !
Nicolas Richard : Pour moi ce sont les deux romans de Thomas Pynchon, que j’ai adoré : Vice caché et Fonds perdus. J’ai eu du mal à les traduire dans le sens où c’était génial, mais tout est compliqué, tout est un peu en trompe-l’œil. Il y a des bifurcations constantes - et je ne parle pas de l’intrigue - je parle du phrasé et des paragraphes.
C’est une expérience un peu hors normes, un ravissement incroyable et une vraie difficulté au quotidien.
Durant cette traduction, j’ai eu une vie vraiment monacale, où j’étais totalement concentré et je ne pouvais rien faire d’autres que traduire !
Et quel est l’ouvrage qui vous a procuré le plus de bonheur alors ?
Carine Chichereau : Le dernier roman de Lauren Groff, Matrix, qui sortira aux Éditions de l’Olivier en janvier 2023. C’est un roman très féministe et tellement imaginatif !
On a l’impression que la personnage principale s’affranchit de toutes les conventions. Elle devient abbesse et elle va prendre des décisions extrêmement originales pour son époque (XIIe siècle).
C’est un livre où une invention lexicale a été nécessaire, j’ai vraiment adoré cette traduction très poétique et j’ai hâte que le livre sorte.
Nicolas Richard : Les deux livres dont je viens de parler, car il y a une sorte de tension au long cours. Je ne me lasse pas de ce que fait Pynchon, puisque c’est de la poésie. Cet auteur m’a marqué et ce qu’il accomplit est puissant.
Le traduire demande de la concentration, mais c’est extrêmement plaisant à faire.
Quelle évolution avez-vous constatée à propos de votre métier de traducteur ?
Carine Chichereau : Dans le monde de la traduction littéraire, on est assez protégés car nos traductions - de par leur caractère subjectif - ne peuvent pas être réalisées par une machine.
Quand on me pose la question des logiciels de traduction automatique, je réponds que oui, il y aura des traductions automatiques quand les livres seront écrits par des ordinateurs. Ils feront leurs traductions automatiquement, en même temps qu’ils écriront leur bouquin.
Alors non, je ne me sens pas du tout menacée et puis, à l’âge que j’ai, je crois que je suis tranquille… (rires)
J’ai débuté mon métier alors qu’Internet n’existait pas.
Je me souviens par exemple d’avoir traduit la biographie d’un naturaliste qui s’appelle Édouard O. Wilson. À un moment, il part en Nouvelle-Guinée et il cite des tas de catégories d’arbres. Il a fallu que j’aille à la bibliothèque du Museum d’Histoire naturelle et les documentalistes ont passé leur après-midi avec moi, à chercher dans d’énormes encyclopédies, des dizaines de noms d’arbres introuvables !
Nicolas Richard : Internet permet aujourd’hui t’atteindre les personnes qui savent. Ça fait vraiment « ancien combattant » ce que je dis, mais du temps où il n’y avait pas « la grande connexion », on était moins en contact avec les auteurs. Maintenant je le fais systématiquement : tous les auteurs encore vivants, je les contacte !
J’ai constamment des questions, par exemple sur des allusions qui pourraient m’échapper ou des erreurs apparentes : est-ce qu’elles sont volontaires parce qu’elles ont un sens, un rôle précis dans le récit ?
Internet a beaucoup changé notre métier, parce que les noms d’arbres de Nouvelle-Guinée par exemple, oui, on peut les avoir en quelques clics et surtout on peut contacter LE botaniste spécialiste en question.
Je ne vois pas la machine comme un élément qui rendrait les choses plus froides ou plus distantes. Là, en l’occurrence, dans ce cas précis des recherches qu’on est amenés à faire, on est facilement en contact avec des êtres humains qui savent, et auprès de qui on peut éprouver ce que l’on fait.
Pour ce qui est de Google Trad en revanche, ça permet d’avoir des bribes de solution, la traduction assistée par ordinateur. J’ai remarqué qu’il y a chaque année aux Assises de la traduction littéraire à Arles un compte rendu de l’Observatoire de la Traduction Automatique, et j’ai constaté que les traducteurs que j’ai interrogés qui y avaient assisté en sortaient plutôt démoralisés, parce que le grand vice de la "Machine", c’est d’utiliser le cerveau des humains qui s’en servent, pour s’améliorer.
La question suivante sera de se demander quelle sera la courbe d’apprentissage.
Et je crois qu’il faut être précis : il y a une sorte de non-dit dans notre discussion, à savoir que nous parlons implicitement de traduction entre anglais et langues européennes. L’angle mort qu’il faut prendre en considération quand on réfléchit à la question de la traduction automatique, ce sont les centaines d’autres langues existantes.
Ne serait-ce que les langues africaines entre elles, et il faut les intégrer à notre raisonnement. Carine et moi sommes pour ainsi dire sur une autoroute de la traduction, car même si on traduit de la littérature, on circule sur des axes relativement balisés…
Carine Chichereau : Si un jour des ordinateurs peuvent faire le boulot à ma place, eh bien, j’apprendrai une langue rare ! Je traduirai de l’islandais ! (rires)
Interview enregistrée le 28 mai 2022 à La Charité sur Loire
Carine Chichereau sera présente au festival Ouvrez la parenthèse à Saint-Brieuc du 9 et 10 juillet où elle animera une rencontre autour d’Eric Boury (trad islandais) et Alain Gnaedig (trad suédois, danois et norvégien)
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