Le 1er décembre 2023
- Plus d'informations : Adak
Rencontre avec Julien Misserey, fondateur de Adak, une structure proposant une distribution et une commercialisation alternative du livre.
Que signifie Adak ?
Adak est le nom d’une minuscule forêt située sur une île isolée d’Alaska. Elle aurait la particularité d’être la plus petite forêt du monde, une information évidemment complètement bancale mais assez romantique pour que je m’y retrouve : des arbres y ont été curieusement introduits par l’homme durant la seconde guerre mondiale, car l’île n’était alors occupée que par une base militaire américaine. Les sapins n’étaient clairement pas adaptés pour pouvoir survivre longtemps aux conditions climatiques locales, et ont quasiment disparu, petit à petit... avant de ré-émerger des années plus tard, et de reprendre du poil de la bête au point de devenir un micro-massif d’épineux vaillant et bien vivant, contre toute attente.
J’y ai vu plusieurs choses, dont le côté "surprise" que la nature nous réserve, et la manière dont elle échappe aux prédictions et aux manœuvres des hommes, dans une période où l’on questionne énormément l’impact des dégâts causés par nos activités délétères.
Et puis je trouvais que nommer une activité de commerce du livre d’après la plus petite forêt du monde était un clin d’œil amusant, tout en étant en prise directe avec la modestie affichée du projet... Adak vient par ailleurs du mot aléoute "Adaq", qui signifie “père”, ce qui faisait écho à ma situation de jeune papa quand j’ai commencé à réfléchir au projet l’an passé. J’aurais pu appeler ça "Forêt de Chaux", un très beau massif forestier du coin où je me trouve, mais cela sonnait tout de suite moins bien, je trouve...
Dessin : Delphine Panique
Quelle est l’origine du projet, son but et qui en est à l’initiative ?
J’ai été libraire quelques années et je n’ai jamais réellement quitté le monde de l’édition, de par mes activités professionnelles (je m’occupe d’une structure, l’association ChiFouMi, qui œuvre à la reconnaissance d’une autre bande dessinée, en essayant de jouer avec les modalités de médiation autour des ateliers, rencontres, résidences, formations, production d’expositions, etc), et partager, échanger autour de ce qui semble notable dans le monde culturel m’a toujours été très stimulant et important.
Néanmoins, il y a des tonnes de choses qui me dérangent dans l’activité commerciale autour du livre.
La distribution du livre est un vrai désastre écologique en soi, et l’ensemble de la chaîne est malheureusement englué dans de vieilles habitudes qui mettront du temps à être redéfinies. L’inertie est énorme et m’empêchait de me projeter à moyen terme dans un modèle "classique" de diffusion du livre, qui ne m’apparaissait pas satisfaisant. Et dans le même temps, de nombreuses manières de reconsidérer le commerce ont vu le jour et bousculent les habitudes de consommation classique en y ajoutant un peu d’exigence humaine, économique, solidaire, comme par exemple du côté des AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne) du côté du maraîchage, notamment.
Je suis amapien depuis une douzaine d’années, mais je reste très méfiant sur les mérites de tel ou tel nouveau type de structure économique, restant persuadé que l’économie "propre" n’existe pas plus qu’un capitalisme "vert". Mais je ne crois pas non plus que notre modèle social et économique se cassera la gueule pour être rebâti idéalement, et je fais donc partie de celles et ceux qui pensent qu’une action locale un peu intègre et concernée, c’est toujours ça de pris, par défaut.
Je me suis donc collé à cette idée de questionner le rapport à l’acquisition de bouquins, en ayant clairement le modèle amapien en tête. Et parce qu’il s’agit là d’une activité plus chronophage que rémunératrice, je m’y suis collé seul de A à Z, le temps d’essayer, en tout cas. Je pensais que ce projet verrait le jour en 2021 ou 2022, occupé par d’autres tâches, mais l’annulation de la plupart de mes engagements professionnels durant cette période pandémique m’aura au moins permis de le lancer un peu plus tôt que prévu...
De quel(s) constat(s) êtes-vous parti pour décider de créer cette structure ?
En plus des raisons citées plus haut, je me suis rendu compte que ça n’est pas parce que l’on décide d’appliquer une grille d’exigences sur la manière dont on s’alimente que l’on devient un consommateur globalement vigilant. J’ai surpris une discussion entre clients d’un magasin bio local, où l’un des deux évoquait avoir reçu le bouquin qu’il avait commandé en ligne sur un gros gros machin commercial, tout en pesant ses patates locales... je suis le premier à collectionner les paradoxes, mais ça a probablement été un déclencheur, quelque part. J’habite une ville où il y a énormément de librairies, l’offre n’y est pas aussi large et aventureuse qu’elle le pourrait mais elle reste largement très correcte. Le fait que l’on limite la consommation responsable à un secteur précis, ça m’a titillé.
J’ai creusé dans mon entourage, j’ai regardé de plus près les rapprochements entre le modèle amapien et les autres secteurs commerciaux, je suis allé voir celles et ceux qui se cassent la tête sur ces questions depuis plus longtemps que moi, et même si je n’ai pas trouvé grand chose sur l’économie du livre adapté à ces nouveaux modes de consommation, je me suis dit que ça valait la peine d’essayer...
D’autres raisons ont bien évidemment motivé cela : je connais le métier de libraire, je sais qu’on est davantage occupés à défaire et refaire des cartons de bouquins qu’à explorer pleinement la bibliodiversité. Que l’on est contraint par des obligations de résultats économiques qui déterminent les choix que l’on fait de montrer tel livre, et pas tel autre. Ma frustration en tant que lecteur et passionné de la chose livre, cette impression que les pépites n’étaient souvent pas assez présentes sur les étals des librairies, tout cela a encouragé l’idée, on pourrait dire.
dessin : Pierre Ferrero
On note aussi qu’il y a derrière Adak une envie de circuit court, comme dans l’agro-alimentaire de proximité ?
Dans un monde idéal, très certainement, mais encore faut-il vivre dans une région où existe de nombreux éditeurs correspondant à ce que je perçois d’exaltant dans le monde de l’édition contemporaine. Mais oui, ceux-ci sont évidemment au programme de cette petite exploration qu’Adak propose.
Mais avant même de songer à des possibilités de circuit-court, on peut commencer par s’interroger sur le "circuit habituel" du livre : sur le nombre de litres de carburant grillés pour rien à cause des invendus en librairie qui retournent chez l’éditeur ou le diffuseur après avoir été acheminé chez le libraire (rappelons que cela concerne plus d’un livre sur quatre !), de tonnes de papier utilisés pour rien (la fabrication de milliers de livres qui seront détruits quelques mois plus tard, l’aberration qui fait qu’il est plus économique pour l’éditeur de détruire des bouquins que de les stocker), tout cela pour jouer la carte de l’ultra visibilité, etc. Pas besoin d’être un militant radical pour s’outrer de ces comportements, et ressentir le tournis provoqué par la lecture d’études sur ces sujets... Alors, oui, du local, mais avant tout, une veille sur la manière dont les "gros" éditeurs, les "gros" diffuseurs fonctionnent. Car même si ces "gros" n’ont évidemment pas l’apanage des pratiques douteuses, reconnaissons que la surexposition, principalement mise en œuvre par les "gros", est l’un des points cruciaux de cette situation aussi scandaleuse qu’ubuesque.
Julien Misserey, vous avez donc un rôle de prescripteur. Comment s’effectue la sélection de livres ?
Elle repose essentiellement sur les résultats d’une exploration permanente et enthousiaste du monde du livre d’aujourd’hui, et la bibliodiversité n’ayant jamais été aussi riche et multiple, les rebonds, découvertes par la bande et autres détours bibliographiques ne manqueront pas. Les choix lorgneront avant tout vers de petites structures dont le travail éditorial peine à être visible.
Plusieurs axes thématiques sont proposés, qui permettront d’aborder le livre selon ses accointances, mais quelque soit le sujet, la forme, elle sera forcément multiple : il n’y a pas de proposition "spécial littérature étrangère", ce genre de choses. Les adhérent.e.s, avec Adak, jouent le jeu d’explorer autant le verbe que l’image : du texte, du dessin, de la photo, on ne fige pas le livre à un seul truc. Aujourd’hui plus que jamais, sa forme et son contenu sont pluriels, nous le redécouvrirons ensemble.
Enfin, on sort des sinistres habitudes de conditioner l’intérêt d’un livre à son caractère de "nouveauté" : il y en aura, mais les livres parus il y a six mois, six ans, seize ans, ont eux aussi été des nouveautés à un moment. Est-ce qu’un livre se fane ? Certains, peut-être. ;)
Adak ne risque t-elle pas de se substituer aux libraires ?
Les libraires locales font partie des premières personnes que je suis allé voir avec la ferme intention d’intégrer tout un petit monde dans ce petit projet : l’idée avec Adak est de stimuler l’envie d’aller les voir, justement. Un.e habitué.e d’une librairie indépendante n’aura qu’un intérêt moindre à se tourner vers Adak, finalement : il/elle a déjà ses habitudes, ses prescripteurs. Et c’est très bien comme ça !
L’un des buts avoués avec Adak, c’est de provoquer l’horizontalité, de tracer des traits d’union entre "acteurs" du livre, du lecteur à l’éditeur en passant évidemment par les libraires, mais pas seulement.
Je me suis acoquiné avec certaines de ces librairies dès le tout début : si un.e adhérent.e Adak vient me voir pour me dire "hé, c’était chouette le truc que vous m’avez filé le mois dernier, vous avez des conseils du même genre ?", je botte en touche et oriente vers tel.le libraire, dans telle librairie, qui aura concocté une petite sélection de conseils en rapport avec les livres distribués par Adak. Et évidemment, ces conseils emprunteront les mêmes critères que les miens : plutôt à lorgner d’abord vers les éditeurs indépendants, alternatifs, la petite édition, etc. Avec probablement moins de radicalité de leur part, mais avec le souci d’ouvrir le champ malgré tout ! Je ne vais pas voir les libraires locales reliées à de grosses chaînes ou que j’estime super ramollo sur leurs propositions. Je ne suis allé voir que des libraires dont je connais les libraires, et où je puis trouver des trucs que je ne trouverais pas ailleurs.
Toute une partie du site est entièrement consacrée à cette notion d’horizontalité : elle sera nourrie d’une part par des invités venant partager leurs coups de cœur, leurs conseils de lecture, mais aussi par les adhérent.e.s eux-même, afin de poser l’échange au centre du dispositif, le plus possible. C’est quelque chose qui a été mis à mal sur cette première année, où les rencontres physiques ont été vraiment réduites, mais ça reste au cœur du projet.
Les fanzines maison
Quelles sont les modalités d’inscriptions, le coût et quel est votre rayon d’action ?
Il n’y aurait aucun sens à proposer cet élan à distance, ça serait concrètement à revers des convictions qui le nourrissent. Je suis donc "associé", en quelque sorte, à plusieurs AMAPs locales qui ont vu émerger cette proposition d’un œil bienveillant, et qui ont été d’accord pour le proposer à leurs adhérent.e.s.
Les adhérent.e.s ont le choix entre plusieurs parcours thématiques différents et trois montants mensuels, 10, 20 ou 30 €, et s’engagent, comme c’est la coutume en AMAP avec les différents producteurs, sur un contrat moral d’une durée d’un an.
Une fois par mois, j’irai lors d’une distribution de paniers ajouter un ou plusieurs livres dedans.
Plusieurs AMAP et autres structures similaires se sont montrées intéressées et les mois à venir devraient donc voir plusieurs nouveaux endroits et villes des environs s’ajouter à la liste des possibilités d’adhésion, mais pour le moment ce service existe sur Besançon et les environs, uniquement. La prochaine saison devrait compter des relais dans plusieurs endroits du Jura, mais aussi à Belfort ou à Dijon, entre autres destinations "proches". On essaie en tout cas.
Enfin, avant de terminer nous aimerions nous arrêter sur le logo. Qui en est l’auteur ?
En travail sur ce projet, j’ai vu les limites des habituelles manières d’opérer en terme de communication, notamment. Je me méfie des méthodes, des procédés, des habitudes, et encore davantage des écoles de marketing.
Par exemple, quand j’ai songé à dessiner moi-même mon logo, je me suis vite dit "ah, si untel l’avait fait, ça aurait été tellement plus beau !", mais l’ennui c’est qu’au fil des ans, j’ai tissé de belles et solides relations avec quelques auteurs et autrices dont j’aime autant le boulot que leurs propres personnes. J’ai eu l’occasion de travailler avec certain.e.s d’entre elles/eux et j’avais donc l’embarras du choix en termes d’interlocuteurs/trices talentueux.ses !
Comment en choisir un.e seul.e ? Quelle responsabilité de choisir un dessin parmi plein d’autres possibilités ! Surtout avec un budget inexistant, dans une période particulièrement éprouvante où chacun.e devrait être rémunéré.e et ne l’est pas/plus forcément... J’ai donc lancé un appel pour dire "hé les ami.e.s, voici mon nouveau projet, j’ai dessiné un tabouret avec des livres dessus et autour, et avec un pied cassé, pour symboliser un peu la fragilité du projet, ça vous dirait de..." Et en quelques jours j’avais une quinzaine de super beaux dessins, venus d’un peu partout, tous aussi personnels les uns que les autres, accompagnés d’encouragements.
Mon parcours et mes intérêts personnels font que je suis très sensible à ce qui se passe dans le giron de la bande dessiné contemporaine, et à ses acteurs. Je me retrouve donc avec des logos dessinés par des gens aussi différents que l’américaine Eleanor Davis, une chouette autrice très impliquée au niveau politique et social de sa petite ville de Georgie, peu publiée en France (chez les suisses d’Atrabile, d’ailleurs) ; ou par l’argentin Lucas Varela, qui vit en France depuis quelques années ; par Renaud Thomas, auteur, sérigraphie professionnel mais également aux manettes de la maison d’édition indépendante lyonnaise Arbitraire ; par Fafé, autrice et ancienne éditrice, figure émérite du fanzinat français ; par Jean-Christophe Menu, qu’on ne devrait plus présenter lorsqu’on parle de bande dessinée en France, et qui en est l’une des chevilles ouvrières les plus stimulantes depuis une quarantaines d’années, en tant qu’auteur, éditeur ou théoricien, entre autres ; et tant d’autres : je reçois régulièrement encore des dessins, donc la "ligne graphique" d’Adak va être très changeante pendant un bon moment je pense !
Galerie Photos
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