Le 5 octobre 2024
Chaque demi-décennie est jalonnée par "son" film d’action référence sur lequel se pâment, le temps d’un sursaut, des critiques anesthésiés par leurs réflexions annuelles intello-réflexives. Mais si l’on doit n’en retenir et n’en citer qu’un, c’est bien celui là : À toute épreuve de John Woo, parangon extatique des actionner... et tellement plus !
- Réalisateur : John Woo
- Acteurs : Teresa Mo, Tony Leung Chiu-wai, Chow Yun-fat, Philip Kwok, Anthony Wong Chau-Sang
- Genre : Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Action, Comédie policière
- Durée : 2h10
- Titre original : Lat sau san taam
- Âge : Interdit aux moins de 16 ans
- Date de sortie : 16 juin 1993
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Résumé : Hong Kong, 1997. Les Britanniques vont rendre dans quelques mois à la Chine populaire une ville corrompue par le crime. Alors que les policiers ont baissé les bras, un groupe d’inspecteurs, mené par Yuen, surnommé Tequila, décide de mettre fin a la suprématie des gangs.
Critique : Dernière réalisation hongkongaise avant la Chasse à l’homme américaine de John Woo. Une sortie en apothéose, et c’est un euphémisme !
Le langage cinématographique de John Woo est analysé par ses spécialistes comme un idiome sexuel post-coïtal, qui s’oppose par exemple à la mise en images de De Palma qui serait, elle, de l’ordre du pré-coïtal. L’un est dans l’éruption, l’excitation totale, tandis que le second verse dans la retenue, la frustration. Les découpages techniques des deux cinéastes s’opposent certainement dans l’utilisation des ralentis, mais font école tous deux dans l’exégèse de la toute puissance du médium cinéma, cette exégèse chère à Alexandre Astruc prônant "un langage à part entière". Dans À toute épreuve, c’est bien de l’association des images, à fort potentiel symbolique, dont dépend l’éclatante réussite du film. L’action se situe lors de la rétrocession de Hong Kong à la Chine populaire par l’Angleterre. Partant de cette problématique basique, John Woo va évoquer une ville qu’il aime par une touche d’onirisme pittoresque, qui ouvrira le film lors d’une plongée noctambule magnifiant l’acropole. Le temps d’un montage alterné succédant les improvisations musicales de son personnage de flic, interprété par l’impeccable Chow Yun-fat, et des plans nocturnes de la cité, le cinéaste explicite son ambivalence affichée lors des interviews quant à une ville sublime, mais gangrenée par le crime organisé. Afin de donner libre cours à l’anagogie, la diégèse du film aspire aux fondamentaux : un flic intègre se lie d’amitié avec un infiltré dont les actions tourmentent l’âme. Woo, annonce dès l’introduction nous livrer ses obsessions par l’image, non par le récit. La scène où le truand liquide un supposé traître en extirpant son arme d’un ouvrage de Shakespeare distingue les ambitions : le schéma des protagonistes et des antagonistes sera classique et suivra l’opposition entre "bons" et "gentils", les événements eux, seront anagogiques plutôt que réalistes.
La notion d’abandonner une ère pour se plonger dans la suivante est prégnante dans le cinéma du papa des Syndicats du crime. La rétrocession de sa ville est capitale, mais c’est surtout l’abandon de ses personnages à une cause binaire (flics contre truands) qui conditionne l’apocalypse vers laquelle tendent les affrontements. En choisissant de mystifier son personnage de flic infiltré, qui va devoir inexorablement s’aliéner un camp au profit d’un autre, le metteur en scène s’éloigne de l’image claire et précise du châtiment religieux de The Killer pour évoquer un ailleurs, un "après affrontement" beaucoup plus métaphysique. Cet après, John Woo le symbolise par la naissance d’une amitié par des plans allégoriques sur des origamis (le film se ponctuera d’ailleurs sur une parabole pictographique des plus touchantes). Un travail de limpidité exemplaire, qui s’oppose aux fusillades : des scènes qui font date et sont, comme l’évoque Andy Klein, parmi les plus dantesques jamais filmées.
Rarement (jamais ?) en effet, une caméra aura plongé au cœur des batailles avec autant de précision et de furie mêlée. La maîtrise de l’espace cinématographique est aussi sidérante, découpée au cordeau, que la fièvre de son créateur irradiant chaque plan. Durant quelques scènes transitoires dans un bar fréquenté par Tequila, John Woo se met lui-même en scène, profitant de ces plages méditatives pour se réaffirmer au sein de l’œuvre en tant que personne, accentuant son implication à un moment compliqué de sa vie personnelle. Cette présence appuyée, autant celle de l’homme que celle de l’auteur, conforte l’idée jusqu’au-boutiste d’un projet réputé pour ses frasques "hors champ". La plus célèbre des anecdotes restant celle où, mécontent du résultat d’une explosion dont les flammes devaient poursuivre Chow Yun-fat, John Woo subtilisa le déclencheur aux équipes techniques pour gérer lui-même la mise à feu. Cet égarement valut à l’acteur principal une brûlure au cuir chevelu et les équipes murmuraient que leur chef devenait "fou"… Ce dernier allait jusqu’à repasser derrière les artificiers pour doubler les charges des explosifs. Aussi, ce moment où Woo cinéaste s’intronise dans le personnage de Tequila est fondamental dans l’appréhension du chaos ambiant. Il n’est plus question, dès lors, d’un film d’action complaisant mais d’une représentation de la violence finalement moins graphique que cognitive à des frustrations terrassées par le dérivatif visuel. Le cataclysme, amplifié par les ralentis somptueux, devenus la marque de fabrique de son utilisateur, accouche d’une pensée simple voulant que la frustration de n’être "qu’un" filmeur devient dévorante et brûlante. La célèbre blague de l’inspecteur Tequila à propos de la scène X-rated est en ce sens un rappel à la condition même du film : une fiction qui n’agira que bien peu sur les questions de corruption rongeant le véritable Hong Kong, mais semblant réellement préoccuper Woo. En outre, il est substantiel de se remémorer que chez Hitchcock, une scène de meurtre pouvait être filmée comme une scène d’amour. Chez John Woo, une scène d’action peut-être filmée comme un acte génésique post-coïtal. Rarement, effectivement, un déchaînement d’explosions aura été aussi extatique. Dans un déferlement d’explosifs, d’hémoglobine, de déflagrations, scintillements et éclairs, le cadre d’À toute épreuve s’enflamme littéralement. Il commémore de la plus belle des façons cette conscience que le langage cinématographique ne s’arrête pas à sa plus simple expression d’une image figurative. Il rappelle tout autant que la combinaison de ses possibles peut transposer le dialecte de l’abstraction cher à Orson Welles. C’est tout le génie du cinéma de John Woo : irradier ses tableaux dans un déluge de folie tel qu’il frise l’abstraction et par là même la poésie spirituelle. Une leçon de cinéma, ponctuée par une apocalypse de trente minutes éreintantes, dont seul son auteur a le secret. Du très grand art, fait dans la jouissance, pour un plaisir cinéphilique pareillement jouissif.
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