Le 20 novembre 2019
- Dessinateur : Emil Ferris
- Famille : Roman graphique
- Editeur : Monsieur Toussaint Louverture
Émil Ferris est au Louvre, où elle partage son amour de l’art.
Difficile pour les bédéphiles de passer à côté du phénomène Emil Ferris, autrice étasunienne de l’exceptionnel Moi, ce que j’aime c’est les monstres . Ce livre foisonnant impressionne autant par l’originalité de son graphisme que pour son souffle narratif, surtout lorsque l’on connaît le parcours personnel de l’autrice, qui fut partiellement paralysée par le virus du Nil occidental à 40 ans. Dessiné avec un stylo-bille scotché à la main, son ouvrage s’inspire de la biographie de son autrice. Plus ou moi livrée à elle même dans le Chicago des années soixante, la jeune Karen – alter ego d’Emil Ferris – aime les monstres, qu’elle adore dessiner. Elle se met en tête d’enquêter sur la mort étrange d’Anka, habitante juive de son immeuble et survivante de la Shoah. Le récit d’Emil Ferris mêle avec beaucoup d’adresse l’enquête et la fresque historique en situant à la fois son récit dans l’Allemagne des années trente et le Chicago des années soixante. Moi, ce que j’aime c’est les monstres a rencontré à la fois un succès chez les critiques et dans les librairies des deux côtés de l’Atlantique. Le premier volume de ce diptyque a, entre autres récompenses, obtenu le très convoité Fauve d’or du meilleur album et le Grand Prix de la critique de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD).
Emil Ferris est en résidence en France depuis la rentrée, pour le plus grand bonheur de ses nombreux lecteurs. L’autrice de Moi, ce que j’aime c’est les monstres est en effet invitée à l’initiative de l’excellent festival Formula Bula et de son éditeur, Monsieur Toussaint-Louverture, avec le soutien de la Galerie Marte, du musée du Louvre et du Centre national du Livre. Emil Ferris a donc pris ses quartiers au Louvre, où elle réalise notamment des reproductions de tableaux. Le Louvre dispose, depuis sa fondation sous la Révolution française, d’une longue tradition d’ accueil d’artistes qui reproduisent les toiles de maîtres exposés dans ses galeries. Il n’était pas rare au XIXe siècle de voir des apprentis ou des peintres confirmés travailler leur technique au contact des grands tableaux, et aujourd’hui encore, les étudiants en Beaux-Arts se confrontent à leurs illustres prédécesseurs. Emil Ferris s’inscrit dans cette longue tradition à dessein, puisque l’autrice met en évidence dans son livre le rôle de l’art dans la formation de son héroïne Karen ainsi que sa fonction émancipatrice. La bande dessinée d’Emil Ferris réinterprète également avec brio plusieurs toiles de maîtres exposés aux États-Unis. Moi, ce que j’aime c’est les monstres est une véritable déclaration d’amour à l’art, qu’il soit classique (la peinture) ou populaire (le cinéma, les pulps).
- © Emil Ferris & Monsieur Toussaint Louverture
Émil Ferris réinterprète dans cette double planche Le cauchemar de Henrich Füssli (1781), une toile visible au musée de Détroit. L’autrice offre une interprétation du tableau par la voix de Karen, en tissant notamment un parallèle entre celui-ci et la bande dessinée pulp américaine, riche en récits d’horreurs. Le tour de force d’Emil Ferris est d’inscrire cette description sans briser la narration propre à son récit.
- © Emil Ferris & Monsieur Toussaint Louverture
Emil Ferris s’inspire dans cette planche de Naufrage d’Eugène Isabey, également exposé à Détroit, pour livrer – par l’intermédiaire de Deeze, le frère de Karen – sa propre réflexion sur l’art : "Il m’a appris à ne pas me contenter de les regarder, mais à les entendre, à les sentir, les goûter et les toucher aussi", un propos qu’elle réitèrera lors de sa visite guidée du Louvre. L’artiste insère la toile dans son récit en dessinant Deeze et Karen dans l’eau. Loin de ne faire que recopier une toile, Emil Ferris y insère ses propres obsessions : les vagues à gauche de l’embarcation dévoilent une figure humaine.
Emil Ferris revendique ce rapport de proximité avec d’autres arts. Pour elle, les musées constituent les « espaces sacrés » de notre modernité, une réflexion que l’on retrouve également dans plusieurs analyses des sciences sociales contemporaines. Pour l’autrice, les musées sont dotés d’une aura propre, et les œuvres qu’ils exposent sont susceptibles d’éveiller chacun d’entre nous à la conscience. Cette conviction et l’amour sincère de l’art qu’expriment Emil Ferris s’avèrent franchement communicatifs. Visiblement ravie d’être au Louvre, l’artiste a ainsi accepté d’effectuer quatre visites guidées lors desquelles elle expose sa vision de tableaux qui l’ont marqué. L’occasion de voir quelques œuvres à travers les yeux d’une artiste qui n’hésite pas à partager sentiments et impressions, loin de tout discours convenu.
Emil Ferris s’est ainsi installée début octobre devant quelques chefs-d’œuvres du Louvre avec une quarantaine de visiteurs et sous le regard curieux des touristes présents en cette soirée d’octobre. À l’heure d’Instagram et des perches à selfies, l’autrice estime essentiel de repartir du musée avec l’expérience de la confrontation avec l’œuvre, un rituel plus important à ses yeux que le fait de repartir avec des photographies. Elle insiste tout particulièrement sur la nécessité de prendre le temps s’arrêter devant les toiles pour s’en imprégner et de « jouer au détective » afin de les comprendre. Pour cela, il n’est pas forcément besoin d’un bagage universitaire. L’autrice montre l’exemple avec bonheur lorsqu’elle décortique à grands renforts de gestes La stigmatisation de saint-François d’Assise. Rayonnante, l’artiste explicite l’importance de la construction géométrique triangulaire du tableau de Giotto, dont les trois scènes successives lui rappellent le fonctionnement narratif de la bande dessinée. Fidèle à ses inclinations, Emil Ferris a fait un arrêt devant Œdipe explique l’énigme du Sphinx, célèbre tableau d’Ingres qui met en scène le fameux monstre féminin tiré de la mythologie grecque. Si dans le mythe, Œdipe répond à l’énigme du Sphinx et délivre la cité de Thèbes de ce fléau, Emil Ferris revisite la scène en expliquant qu’Ingres a fait passer un tout autre message… Avec la complicité de son public, l’autrice se lance dans son analyse : le Sphinx aurait renvoyé l’homme à sa propre monstruosité, comme le fait d’ailleurs elle-même Emil Ferris dans sa bande dessinée. À l’instar d’Œdipe, les « chasseurs de sorcières » et autres intolérants qui stigmatisent la différences seraient, en réalité, les véritables « monstres » de l’histoire. Cette inversion des rôles est caractéristique de la vision de l’autrice, pour qui le monstre n’est un péril qu’aux yeux des intolérants qui n’acceptent pas ceux qui sortent de la norme.
L’amour de l’art transpire dans le discours d’Emil Ferris aussi bien que dans son livre. L’autrice entremêle, avec une modestie qui tranche avec la pertinence de son discours, analyses plastiques et références à nos préoccupations contemporaines, montrant comment l’art peut non seulement nous aider à comprendre le monde qui nous entoure, mais aussi à nous interroger sur nous-même. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de Moi, ce que j’aime c’est les monstres, une lecture révélatrice de la manière dont l’art peut expliquer voire changer la vie. En attendant, Emil Ferris a convaincue son assemblée qui a entrevue, l’espace d’une heure, le Louvre à travers les yeux de l’autrice.
- © Emil Ferris & Monsieur Toussaint Louverture
Signalons qu’en attendant le deuxième tome, une édition limitée à 3 333 exemplaires avec une couverture alternative, de Moi, ce que j’aime c’est les monstres est disponible depuis le 7 novembre. La couverture de cette édition inédite s’inspire d’ailleurs d’Œdipe et le Sphinx de François-Émile Ehrmann, que l’on retrouve au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.
Galerie photos
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