L’insoutenable imperfection de l’être
Le 3 mai 2024
Ours d’or largement mérité au dernier festival de Berlin, étude implacable de l’humain perdu dans ses contradictions, Une séparation est un (très) grand film.
- Réalisateur : Asghar Farhadi
- Acteurs : Shahab Hosseini, Leila Hatami, Peyman Moadi, Sareh Bayat, Sarina Farhadi, Babak Karimi
- Genre : Drame, Film de procès
- Nationalité : Iranien
- Distributeur : Memento Distribution
- Durée : 2h03mn
- Box-office : 923.411 entrées France / 335.957 entrées Paris Périphérie
- Titre original : Jodaeiye Nader az Simin
- Date de sortie : 8 juin 2011
- Festival : Festival de Berlin 2011
Résumé : Lorsque sa femme le quitte, Nader engage une aide-soignante pour s’occuper de son père malade. Il ignore alors que la jeune femme est enceinte et a accepté ce travail sans l’accord de son mari, un homme psychologiquement instable...
Après l’excellent À propos d’Elly, Farhadi revient et confirme au-delà des espérances. Ours d’or largement mérité au dernier festival de Berlin, étude implacable de l’humain perdu dans ses contradictions, Une séparation est un (très) grand film.
Critique : Lorsque le jury de la 61e édition de la Berlinale a remis, en février dernier, sa récompense suprême au cinéaste Asghar Farhadi, on pouvait légitimement se demander si le prix n’était pas davantage "politique" qu’artistique. L’œil du cinéma mondial semble en effet rivé, depuis plusieurs années, sur l’Iran et son régime totalitaire, qui emprisonne à tour de bras tout réalisateur osant porter sur lui un regard un tant soit peu critique. Le cas le plus emblématique demeure celui de Jafar Panahi, qui ne cesse de recevoir hommages et messages de soutien dans les festivals depuis sa condamnation à six ans de réclusion pour "participation à des rassemblements" et "propagande contre le régime". Le Festival de Cannes lui a ainsi réservé un fauteuil (resté vide) au sein du jury de la compétition officielle en 2010. Cette année, sa dernière œuvre clandestine, In Film Nist (Ceci n’est pas un film), a été admise in extremis en séance spéciale, tandis que son compatriote Mohammad Rasoulof (qui connaît le même sort que lui dans son pays) a été sélectionné dans la section "Un Certain Regard" pour son dernier né Au revoir. L’Ours d’Or remis à Asghar Farhadi, au détriment d’un autre favori de la compétition (le grand Bela Tarr, dont le très attendu Cheval de Turin a reçu l’Ours d’argent et le prix du jury), semblait s’inscrire logiquement dans cette même lignée de soutien à un art prolifique, muselé, en danger, en attendant des jours meilleurs.
- © Memento Distribution
Après visionnage, il faut pourtant se rendre à l’évidence : Une séparation est une réussite éclatante, un chef-d’œuvre qui devrait faire taire tous les sceptiques et justifie amplement la valeur "artistique" de son prix berlinois. Le film met en scène une tragédie du quotidien avec une rage, une sécheresse et une précision qui forcent le respect. La fameuse « séparation » du titre est ainsi consommée dès les premières minutes, lors d’une première scène magnifique, très frontale, qui donne immédiatement le ton. Le couple Nader et Simin s’y déchire devant le regard froid d’un fonctionnaire qui, par le biais de la caméra, devient aussi notre regard. Elle veut fuir l’Iran, devenu invivable, pour éduquer sa fille dans les meilleures conditions ; lui veut rester dans son pays et près de son père malade. On devine qu’ils s’aiment encore, mais aussi que leur union est condamnée par des contradictions indépassables, dans lesquelles ils se débattent comme en des ornières. Tout le film est déjà là : chaque personnage a ses raisons, bonnes ou mauvaises, d’agir comme il le fait. La suite suggère que cette anecdote minuscule (un couple se déchire), tel un fatum, est en fait le point d’un départ à une série de drames de plus en plus nombreux et inextricables, dans une logique "boule de neige". Le spectateur suit le film entier la gorge serrée, une boule au ventre, impuissant devant cet engrenage qui piège progressivement les personnages dans leurs propres mensonges et faiblesses.
Une séparation, en effet, est avant tout une étude de caractère extrêmement fouillée. Le film semble d’abord reposer sur une confrontation assez binaire entre deux familles, qui incarnent chacune un milieu social : il y a d’un côté Nader et Simin, de classe moyenne voire aisée ; et de l’autre Hodjat et Razieh, issus d’un milieu beaucoup plus défavorisé, peinant à arrondir leurs fins de mois (il est garagiste, elle vient travailler en tant qu’aide-soignante chez Nader) et à solder ses frasques passées (le mari, d’un tempérament violent, a été plusieurs fois condamné par la justice). Si l’idéologie des premiers est plutôt progressiste, les seconds sont au contraire très croyants. À la suite d’un accident que nous passerons évidemment sous silence, un conflit éclate entre les deux familles, chacune accusant l’autre de griefs différents. S’engage alors un pur film de procès, ou plutôt de procédure, dans lequel Farhadi démonte les mécanismes de la justice iranienne avec une intelligence et une minutie redoutables. On craint un temps que la bipartition riches/pauvres, vite assimilée à une opposition réformistes/réactionnaires (voire extrémistes), n’engage le film dans un manichéisme un peu facile et réducteur. Or, Une séparation ne dresse aucun tableau à charge et s’emploie surtout à décrire la complexité de l’humain, fait d’indépassables faiblesses et de forces occasionnelles. Chaque personnage est soumis à un impératif moral (la religion, la justice) et s’y tient jusqu’au bout, quitte à rester confiné dans son propre orgueil (la volonté de Nader de rétablir son honneur, qui tourne à l’acharnement). Leur absence de compromis, si elle n’est jamais condamné par Farhadi (qui ne se veut pas moraliste), aveugle les personnages et les pousse à commettre l’absurde, voire l’irréparable.
- © Memento Distribution
Si Une séparation est d’abord le portrait (remarquable) d’une poignée d’êtres humains, il montre aussi que le poids de la religion musulmane, très contraignante, pèse quotidiennement sur les épaules de tous les Iraniens. Les doctrines religieuses leur imposent de nombreux interdits. Lors d’une scène étonnante, la jeune Razieh hésite à venir en aide au vieux père malade de Nader, craignant de "toucher" un homme autre que son mari, même pour des raisons médicales. Logées dans un "ciel" abstrait, ne s’accordant pas toujours avec les situations pratiques ou les impératifs humains, ces contraintes conduiront les personnages vers un drame à l’issue bouleversante. On le voit, même si elle se joue sur des détails ou des situations anodines, même si elle n’est jamais claironnée à grand renfort d’effets de manche, la portée idéologique et politique d’Une séparation est énorme. Son propos est d’autant plus fort que son traitement reste sobre et ne prend jamais les airs d’une "démonstration". Le film dépasse vite son contexte très défini pour atteindre à des questionnements universels, dans lesquels tout le monde pourra se reconnaître. Farhadi dresse par ailleurs un magnifique portrait de femmes sur plusieurs générations, notamment à travers le très beau personnage de Termeh, la fille de Nader et Simin (interprétée par Sarina Farhadi, la propre fille du cinéaste), déchirée entre les figures paternelle et maternelle. Son hésitation donne d’ailleurs lieu à une scène finale superbe, qui frappe (en plein cœur et en pleine face) par sa perfection, son évidence. Il suffit de comparer Une séparation au récent (et plutôt faible) Revenge pour juger de sa puissance : Farhadi traite des mêmes thèmes que Susanne Bier (divorce, incommunicabilité entre les êtres, difficulté de l’éducation, nécessité du pardon), mais en évitant tout terrorisme lacrymal et refusant un "happy end" inapproprié et trop facile.
Écrit au cordeau, parfaitement interprété, mis en scène avec précision, le film se suit comme un thriller sous haute tension, où les révélations tombent les unes après les autres, dévoilant à chaque fois une "nouvelle couche" de l’être humain. Véritable enquête à la Hercule Poirot, où il s’agit de prendre en compte tous les témoignages et toutes les données, Une séparation ouvre de multiples pistes dans son récit ; le dénouement, brut, viendra toutes les refermer. On peut regretter que, à la différence de son précédent long-métrage (le très remarqué À propos d’Elly), Farhadi n’ait pas laissé planer le mystère quant aux trous noirs de son intrigue (à l’issue du long-métrage, on sait précisément qui a fait quoi). Mais si le film lève finalement tous ses doutes, on en ressort avec une foule de questionnements : sur nos modes de vies, nos idées et croyances, sur nos forces et faiblesses, sur nous-mêmes. Une séparation, grande œuvre politique et humaniste, est tout simplement l’un des meilleurs films de l’année.
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Frédéric Mignard 13 juin 2011
Une séparation - Asghar Farhadi - critique
Une oeuvre forte qui, à travers la séparation d’un couple, nous plonge dans toutes les contradictions de la société iranienne. La dichotomie entre classes sociales, le regard sur Dieu et le poids du voile dans une nation où il est, que l’on soit aisé ou non, plus facile d’être homme que femme.
tedsifflera3fois 15 juin 2011
Une séparation - Asghar Farhadi - critique
Je serais légèrement moins élogieux. Ma critique : http://tedsifflera3fois.com/2011/06/15/une-separation-critique/
Voir en ligne : Critique d’Une Séparation
roger w 25 juin 2011
Une séparation - Asghar Farhadi - critique
Sans nul doute le film le plus énervant actuellement à l’affiche, une séparation est une oeuvre brillante qui fait une analyse plombante de la société iranienne. Cet actuel gros succès de l’art et essai mérite amplement l’engouement du public qui doit impérativement fréquenter ce petit bijou.
Jean-Patrick Géraud 20 juillet 2011
Une séparation - Asghar Farhadi - critique
Les séparations sont nombreuses dans ce film qui, à partir d’un argument simple, opère une succession de détachements vertigineux. Séparation de Simin et Nader, du fils et de son père, de Simin et de sa fille... le film décline autant que possible le postulat initial d’un déchirement pour mieux insister, au-delà des raisons de chacun, sur une même difficulté commune à assumer les conséquences de ses choix. Farhadi compose ainsi une oeuvre dense où chaque individu porte en lui la responsabilité d’un drame collectif. Les personnages sont traités sans pathos, avec une simplicité et une humanité bouleversantes.
Jujulcactus 30 juillet 2011
Une séparation - Asghar Farhadi - critique
Les louanges sur le nouveau film de Asghar Farhadi ne manquent pas et le succès public est au rendez vous à tel point qu’il gagne des salles d’une semaine à l’autre. La principale qualité de cette oeuvre est sans conteste son scénario brillant qui mène par le bout du nez le spectateur, la mécanique est parfaitement huilée et c’est d’une grande intelligence. La réalisation est efficace, habile et permet d’apprécier le jeu d’acteur des deux interprètes principaux au dessus du lot : Leila Hatami et Peyman Moadi. Le film est assez linéaire pendant une dizaines de minutes puis s’enlise autour d’un fait divers. Cet événement qui lève son voile de mystère progressivement, mais jamais entièrement, est aussi un prétexte pour poser des questions pertinentes sur la religion, la condition de la femme... Devant cette grande maîtrise j’ai malgré tout quelques réserves, notamment sur le côté redondant de la subtile intrigue, peu de personnages, peu de lieux ... Le rythme se construit à chaque fois autour de disputes, mais manque de scènes marquantes... Car si le réalisateur met la pression autour de personnages capables d’exploser, il ne le font jamais vraiment, et l’ensemble manque d’émotions. Il m’a manqué dans « Une séparation » ce petit quelque chose pour complètement m’embarquer, une puissance dramatique peut être, mais l’intelligence de ce film est incontestable.