Critique : Elisa, quatorze ans, mal dans sa peau, vit avec sa mère instable et son frère drogué. Elle est loin de renier sa famille, mais son quotidien est bouleversé lorsqu’elle doit quitter la ville où elle grandit pour s’installer chez son père, qui renoue ainsi avec ses enfants. Là, elle rencontre Béa, avec laquelle l’amitié va se sceller par un vol de jeans. Cette relation découle d’une volonté commune des deux jeunes filles d’échapper à leur monde, enviant chacune celui de l’autre, avec pour toile de fond l’envie d’être comprises ou simplement reconnues.

En ancrant cette histoire dans l’ère des prémices d’Internet, Silvia Avallone cherche clairement à marquer ce glissement vers le XXIème siècle où les apparences comptent plus que les sentiments. Parce qu’aujourd’hui Béa n’est plus l’adolescente rebelle, dont la mère cherche à faire une gravure de mode, mais une influenceuse réputée. Sa vie se partage sur les réseaux sociaux, grâce à des photos soigneusement délivrées chaque jour. Béa s’expose, cherche à attirer les regards, alors qu’Elisa a l’impression d’être transparente au monde, enseignante à la vie étriquée, qui ne semble préoccuper personne. Pourtant, Elisa prend la plume afin d’écrire ce livre qu’elle avait promis à son amour de jeunesse. Et l’histoire qu’elle choisit de rencontrer est celle de son amitié adolescente avec Béa, sa « Béa », pas celle dont l’image, multipliée, ne dit plus rien de sa personnalité.

Elisa rend alors compte au lecteur de cette histoire d’amitié ambiguë, possessive, trop intense. Qu’est ce qui fait que vingt ans après, la protagoniste soit encore obsédée par celle qui l’a trahie, ou plutôt qui a suivi sa propre voie ? A la manière d’un thriller efficace, le récit se dénoue peu à peu, laissant apparaître l’ambivalence des sentiments adolescents envers ses proches, ses frères ou sœurs, ses amours ou ses amis. L’intrigue est riche, précise, ce qui donne du relief à tous les personnages, qu’ils soient satellites de cette amitié ou bien partie prenante.

L’histoire se fond aussi avec cette description d’une période où les rapports humains peuvent basculer, où la solitude est reléguée à un sentiment profond, là où elle ne peut plus s’afficher désormais, chacun étant connecté derrière un écran de poche. A travers l’arrivée des blogs, puis de l’information en continu, Silvia Avallone décrit les impacts dans la vie de chacun, que l’on soit un homme quinquagénaire délaissé par sa femme fantasque ou bien une jeune fille en quête d’attention par le grand nombre. Là où Elisa veut tout donner, Béa veut tout prendre. Pourtant, c’est bien d’elle dont elle nourrit sa première œuvre, se révélant à la fois touchante et très agaçante. Car si elle n’est plus adolescente, la jeune femme semble bien bloquée à ses dix-sept ans, opposant la société moderne à ses lectures, son mode de vie routinier à la vitesse d’un monde interconnecté. Avec ce récit, elle se tourne à nouveau vers le passé, comme pour tenter de réimprimer sa trace dans une période qu’elle a l’impression d’avoir simplement traversée.

L’autrice évoque donc les sentiments profonds de l’amitié, mais aussi le regard que l’on peut porter sur une jeunesse qui s’enfuit. Pour tourner la page, se libérer de son obsession, Elisa doit regarder lucidement ses années qui l’ont tant troublée.
Ce livre décrit avec justesse et réalisme toute la complexité de ses personnages, d’une époque. Un grand roman.