Le 24 septembre 2017
- Réalisateur : Ali Soozandeh
- Festival : Festival de Cannes 2017
Entretien avec Ali Soozandeh, réalisateur du film d’animation Téhéran Tabou, au cinéma le 4 octobre 2017.
Premier long-métrage du cinéaste allemand d’origine iranienne Ali Soozandeh, Téhéran Tabou n’a laissé personne indifférent au dernier Festival de Cannes. Tourné en rotoscopie pour des raisons de droits de tournage, difficiles à obtenir en Iran, ce film d’animation courageux brise avec force et dignité les tabous et les restrictions qui tyrannisent la population iranienne. Retour sur les différents enjeux de ce film ainsi que sur les raisons qui ont poussé son auteur à le réaliser.
aVoir-aLire : Pourquoi avez-vous décidé de faire un film d’animation plutôt qu’un film en prise de vue réelle ?
Ali Soozandeh : Tourner en Iran n’était pas possible. Pour tourner un film, vous avez besoin de l’autorisation du ministère de la Culture et il y a beaucoup de contraintes et de règles à respecter. Dans le film que j’ai fait, nous parlons de tabous, ce qui rend les choses encore plus compliquées. Bien sûr, nous aurions pu tourner dans un autre pays : en Jordanie ou au Maroc, mais je pense que le résultat n’aurait pas été le même. La ville de Téhéran a son propre look, ses propres immeubles, sa propre population, ses propres rues, des choses que l’on ne peut pas reproduire ailleurs. C’est pourquoi nous avons choisi l’animation. Nous avons testé plusieurs techniques, comme le dessin en 2D classique, celui en 3D, l’animation de marionnettes. Aucune d’elles ne convenait, parce que dans Téhéran Tabou, il est question de la vie de tous les jours. C’est pourquoi la rotoscopie était la meilleure solution : les acteurs, filmés en studio sur fond vert, apportent cette part de réalité qui est très importante. Ce film se situe donc quelque part entre l’animation et la prise de vue réelle. Et puis si je pouvais tourner des films en Iran, je ne passerais pas par l’animation.
Pourquoi avoir choisi la ville de Téhéran pour situer votre récit ? Vous sentez-vous attaché à cette ville comme Almodovar est attaché à Madrid ou Woody Allen à New York City ?
Je pense beaucoup à mes souvenirs d’enfance et d’adolescence. Je me pose beaucoup de questions sur les lois restrictives de l’Iran et j’étais curieux de savoir comment ces restrictions – et plus particulièrement les restrictions concernant la sexualité – influent sur la vie des citoyens. J’ai écrit le script de Téhéran Tabou pour tenter de trouver des réponses à ces questions : pourquoi y a-t-il autant de restrictions en Iran ? Comment font-elles évoluer la société ? Si en Iran vous n’êtes pas libre de vivre votre sexualité comme vous l’entendez, vous êtes amené à vous fabriquer de nombreux masques : un masque que vous portez avec votre famille, un autre que vous portez avec vos amis, un autre à l’école, etc… à cause de toutes ces restrictions. Lorsque je vivais en Iran, je pensais que tout ceci faisait partie de la vie ordinaire, que c’était normal alors que ça ne l’est pas. Ces interrogations touchent directement la ville de Téhéran. Dans le film, Téhéran est moins une ville que le symbole de la société iranienne.
Beaucoup de séquences de Téhéran Tabou sont accordées aux femmes, qui tentent de se libérer des oppressions de la société iranienne. Considérez-vous votre film comme un film féministe ?
Pas du tout. Je ne voulais pas faire un film féministe. C’est un film sur les restrictions sexuelles et ce qui en résulte. Les hommes et les femmes souffrent tous de ces restrictions. Cependant, je pense que les femmes sont celles qui en souffrent le plus. En Iran, l’honneur familial est très important et le plus souvent ce sont les femmes qui portent cet honneur. C’est une grande responsabilité. Elles doivent aussi apprendre ces règles répressives aux nouvelles générations tout en les respectant elles-mêmes. Des règles qui les oppressent, qui encadrent et limitent leur liberté. C’est pourquoi il y a plus de personnages féminins que de personnages masculins. Mais les hommes souffrent aussi.
Le personnage du jeune musicien est aussi très important. Téhéran Tabou est-il un film manifeste pour la culture ?
Oui, bien sûr. C’est un film sur des gens normaux qui veulent vivre une vie normale. Je pense que les êtres humains sont tous les mêmes, quel que soit le pays ou l’endroit du monde dans lequel ils vivent. Nous avons tous les mêmes désirs et les mêmes besoins. La sexualité fait partie de ces besoins nécessaires et naturels de la vie. Je me demande pourquoi il faut passer par toutes ces restrictions pour vivre une vie normale. C’est absurde. Les Européens ne peuvent pas comprendre à quel point nous devons nous battre tous les jours contre ces restrictions, simplement pour avoir une vie normale. Cette vie normale inclut la culture, la sexualité, des besoins que tout le monde doit pouvoir satisfaire. Dans le film, ce jeune musicien se bat pour enregistrer un CD et faire découvrir sa musique au public. Mais cette musique, qui doit remplir un grand nombre de critères culturels et administratifs, est jugée non conforme aux principes islamiques. Les musiciens, les cinéastes, les écrivains, ne sont pas libres de donner leurs opinions à travers leurs œuvres.
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Vous êtes né et avez vécu à Téhéran jusqu’à vos vingt-cinq ans. Aujourd’hui, vous vivez et travaillez en Allemagne. Quel regard portez-vous sur la société iranienne contemporaine ?
La plupart des restrictions que subissent les Iraniens viennent de la loi, d’autres viennent de la religion, mais la plupart du temps, les restrictions viennent d’eux-mêmes. Par exemple, dans la première séquence de Téhéran Tabou, un chauffeur de taxi en plein rapport avec une prostituée aperçoit sa fille dans la rue en compagnie d’un jeune homme et devient fou de rage. Cette réaction ne vient ni de la loi, ni de la religion, mais de lui-même, de son éducation. Nous avons besoin de faire évoluer cela. C’est comme si vous vous regardiez dans un miroir et que vous vous demandiez : quel rôle joue-je dans ce jeu ? Je pense que personne n’est absolument victime ou coupable. Tout le monde peut restreindre sa propre liberté ou celle des autres. Peu importe que vous soyez iranien ou allemand. Beaucoup d’Iraniens qui vivent en Allemagne continuent d’appliquer les règles restrictives qu’ils ont apprises.
Vous sentez-vous proche du cinéma iranien ? Quelles sont vos influences ?
J’ai vu beaucoup de films iraniens. Lorsque j’étais adolescent, j’ai vu les films d’Abbas Kiarostami et d’autres cinéastes iraniens qui m’ont influencé. Mais il me manquait toujours quelque chose, et notamment la brisure des tabous. Les films iraniens tournent autour des tabous et des problèmes sociaux sans en parler directement, à cause de la censure. C’est ce qui me manque à chaque fois que je regarde un film iranien. Et c’est la même chose lorsque vous parlez de l’Iran en dehors de l’Iran. Les tabous restent tabous. Tout le monde le sait mais personne n’en parle. En écrivant le script de Téhéran Tabou, je voulais parler directement de ces tabous.
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Quel regard portez-vous sur le cinéma occidental et sur l’Occident en général ?
En Occident, la famille et les relations à autrui sont très importantes pour s’intégrer dans la société. Sans cela vous n’avez aucune chance d’y trouver votre place. En un sens, c’est bien. Mais d’un autre côté, cela crée aussi des problèmes : l’un de ces problèmes est que vous ne pouvez pas vivre votre propre vie, vous devez toujours vous situer par rapport au reste de la société. Je pense que c’est un problème car vous considérez cette restriction comme faisant partie de votre vie. La société façonne votre vie en fonction de ces restrictions. Ailleurs dans le monde, il y a beaucoup d’autres restrictions, mais nous faisons comme si tout allait bien et c’est dangereux. En Iran, par exemple, seule une petite partie de la population est très religieuse et très traditionnelle. La majorité veut être libre, vivre sa vie sans restrictions religieuses. Mais elle accepte ces restrictions, comme si c’était normal. Et vous avez besoin d’autres points de vue, d’autres perspectives pour vous en rendre compte. Quand vous êtes né et que vous avez grandi dans un pays, et que vous partez vivre dans un autre pays, vous avez parfois du mal à comprendre qu’il y ait des modes de vie différents du vôtre : la corruption ne fait pas partie de votre vie, mais vous savez qu’elle existe et vous l’acceptez quand même. C’est dangereux. Nous ne prenons pas suffisamment de recul sur ces sujets-là. Je pense que si individuellement, nous changeons peu à peu de comportement, alors la société sera meilleure. Je ne souhaite pas de changement radical et immédiat comme la révolution. Ça ne marche pas et ça n’a jamais marché. Je préfère une solution plus longue et plus durable comme l’éducation par exemple. Dans le film, mon personnage préféré est le petit garçon muet, car c’est le seul personnage qui atteint son objectif : aller à l’école. C’est comme une petite lueur d’espoir pour moi. Nous avons besoin de cet espoir pour aller vers une meilleure société. si nous changeons l’éducation, nous changeons la société.
Avez-vous d’autres projets de films après celui-ci ?
Actuellement je travaille sur deux scénarios : le premier pour un film sur la Corée du Nord. J’espère qu’il n’est pas trop tard (rires). Je ne sais pas si ce sera un film d’animation, tout dépendra de l’histoire et du financement. Si l’animation est le meilleur moyen de raconter l’histoire, alors je choisirai l’animation, mais la prise de vue réelle reste une possibilité. Mon deuxième projet est un film dont l’intrigue se passerait en Allemagne. Et j’ai une autre idée concernant un film sur l’Europe et l’Afrique du Nord. Mais je dois d’abord écrire les scénarios.
Propos recueillis à Paris le mercredi 20 septembre 2017
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